Le travail d’un critique demande parfois de prendre un recul qu’une manifestation comme Cannes n’encourage guère. Prenez par exemple Once Upon a Time… in Hollywood, le nouveau film de Quentin Tarantino, haut la main le titre le plus attendu de cette édition. Avant la projection, le cinéaste faisait lire une lettre, un peu maladroite, qui nous invitait à ne pas révéler des éléments de l’intrigue pour laisser aux spectateurs la fraîcheur de la découverte. Message que l’on est en droit de trouver arrogant (le film ferait donc preuve d’une telle audace ?), voire un peu sommaire, dans la mesure où il réduit le film à des données narratives et le travail critique à un simple moyen de susciter chez les futurs spectateurs l’envie de découvrir l’œuvre. On pourrait toutefois prendre la note de Tarantino autrement, quitte à la déformer un peu : prudence, n’allez pas trop vite, laissez le temps au film de faire son chemin. Et reprendre à notre compte ce mantra à l’issue de la projection : prudence, n’allons pas trop vite, laissons-nous le temps d’aller au film et au film d’aller à nous. Autrement dit, cet article commencera le travail sur cet objet passionnant, retors, peut-être inégal par endroits mais dans lequel on a déjà très envie de replonger, sans ambitionner de l’achever. Les films de Tarantino sont de toute façon de ceux qu’il faut revoir, pour prendre la mesure de leurs limites (Pulp Fiction, Inglourious Basterds) ou au contraire cerner à retardement leur importance (Kill Bill 2, et surtout Les Huit Salopards, son film le plus sous-estimé). Fin de la parenthèse, il est temps de parler (un peu) du film, avant de lui faire plus amplement justice lors de sa sortie en salles.
Que raconte Once Upon a Time… in Hollywood ? Il faudrait d’abord revenir sur ce titre et ce qu’il implique, en envisageant moins immédiatement Hollywood comme la Mecque du cinéma que comme un territoire beaucoup plus exogène où cohabitent des figures à la fois cousines et distinctes, nobles et triviales. Le dernier segment, le plus fou, sur lequel on ne dira donc rien, pour respecter le souhait du cinéaste mais aussi parce que cet interdit pose un beau défi d’écriture, livrerait au fond une morale à la fois proche de celle d’Inglourious Basterds (le cinéma comme puissance capable de changer le monde) et en même temps qui se montrerait beaucoup plus sinueuse et complexe. Car le cinéma est plus spécifiquement chez Tarantino un art composite et parfois ingrat, ce dont le film rend compte avec un goût du jeu qui masque une belle intelligence dans la construction de ce qu’il dessine. « Dirty movies have premieres too ? » s’étonne Sharon Tate (Margot Robbie) ? Oui, et plus encore, elles sont paraît-il très amusantes. D’autres « images sales », ou du moins qui ne possèdent pas la noblesse du cinéma, se trouvent plus précisément au cœur du récit, à commencer par celles de la télévision, qui ici nourrissent le cinéma et en sont le vecteur de sa réalisation. Tarantino pose au fond un regard plus impie que fétichiste sur Los Angeles et il n’est d’ailleurs pas tout à fait anodin qu’une ellipse coupe le récit en deux et inscrive en hors-champ un déplacement vers un autre territoire de cinéma, là encore plus pauvre, moins valorisé, mais tout aussi important dans la vision du cinéma que Tarantino s’est forgée. Le film, de manière beaucoup plus modeste qu’attendu, figurerait ainsi la réconciliation de la télévision et du cinéma, séparée par une simple grille qu’il prend le temps et l’énergie de franchir. Ambition énorme et en même temps toute simple, contenue dans un simple déplacement à partir duquel le cinéaste déploie une galerie de lieux et de personnages, et plus encore reconstitue une époque. Il faut dire également que le film prend, de manière assez émouvante, la forme d’un beau portrait d’une ville dont les habitants non seulement regardent et font des images, mais aussi parlent avec elles. Troublant instant où une interprète (Margot Robbie) regarde sur un écran la vraie actrice qu’elle campe (Sharon Tate), jouit de voir et d’être vue, puis invente un espace-temps intermédiaire, sous la forme d’un hors-champ fantasmé, pour se glisser dans le montage du film qu’elle contemple. L’acteur de westerns télévisés joué par DiCaprio, sorte de Clint Eastwood raté, comble quant à lui le silence de sa demeure en répétant ses répliques, faisant de la relation aux images une affaire de dialogue.
Cette notion, qui constitue le fond de l’affaire, prendrait au moins deux formes : d’une part celle d’un échange entre la télévision et le cinéma, et de l’autre d’une interdépendance entre le cinéma et le réel. Dans cette perspective, l’idée magnifique du film tient dans la manière dont toute la progression s’articule autour d’une amitié entre un acteur (DiCaprio) et sa doublure, jouée par Brad Pitt, qui trouve ici peut-être son plus beau rôle. Le cinéma ne pourrait s’envisager sans cette interaction et ce redoublement (on notera d’ailleurs que la séquence finale prend la forme d’une synthèse d’actions et d’événements observés tout le long du film) ne s’affirme pas seulement comme le fond caché de toute fiction, mais se révèle plutôt la condition de son accomplissement. Et ce redoublement, naturellement, qui se mêle à celui de la répétition, précise aussi la nature beaucoup plus riche d’une post-modernité qu’on aurait tort de confondre avec l’horizon du pastiche ou du bricolage vain mais amusant des formes cinématographiques. On l’a promis, on reviendra plus amplement sur le film. Mais en attendant, peut-on tout de même s’autoriser à dire qu’on tient là, enfin, le premier titre vraiment accompli et passionnant de la compétition ?