Le dernier film de David Lynch vient de sortir parallèlement en France et aux États-Unis dans deux éditions DVD qui se complètent, et qui marquent un changement radical dans les rapports qu’entretient le cinéaste américain avec ce support : auparavant pauvres en matière de suppléments, ces éditions sont cette fois pleines à craquer, contenant chacune un deuxième disque entièrement consacré à divers bonus, dans l’élaboration desquels Lynch a choisi de s’impliquer directement.
Lorsque nous émettions l’hypothèse, au printemps 2005, dans un article consacré au site internet de David Lynch, que ce dernier avait mis de côté son activité de réalisateur de cinéma pour se consacrer exclusivement à son site davidlynch.com, nous nous avancions un peu vite : en effet, à peine deux semaines après la parution de l’article, tombait la nouvelle selon laquelle Lynch était au travail sur un nouveau long-métrage, dont le titre s’écrivait en majuscules, INLAND EMPIRE. À la découverte du film, à l’hiver 2006, nous nous apercevions finalement que notre erreur d’appréciation n’était finalement pas si grande, tant nous avions pressenti une chose : si Lynch n’avait pas abandonné son activité de cinéaste, du moins avait-il radicalement changé sa manière de l’aborder.
INLAND EMPIRE marque en effet un tournant dans sa carrière, en ce qu’il est son premier long-métrage à avoir été tourné à l’aide d’une caméra numérique (Lynch s’était fait la main avec ce nouveau matériel en réalisant divers courts-métrages tels que Boat ou The Darkened Room, qu’il a un temps diffusés sur son site internet, et qui sont désormais trouvables sur le DVD Dynamic:01). La découverte de ce nouveau moyen de tourner a été telle que Lynch, qui jusqu’alors ne jurait que par la pellicule, se refuse désormais à travailler dans ces anciennes conditions, lui préférant définitivement le numérique, qui lui offre une liberté totale : nul besoin de s’encombrer de matériel lourd et d’une équipe de techniciens chargée. Dans un sens, le tournage d’INLAND EMPIRE est à rapprocher de celui d’Eraserhead, son premier long-métrage, dont l’équipe technique était réduite à une poignée de collaborateurs. De plus, le faible coût de ce matériel lui permet de tourner énormément, selon l’inspiration du moment, le film ne prenant vraiment forme qu’au moment crucial du montage. Point de story-board ou de planning serré de tournage ici, soit moins de contraintes et plus de place laissée à l’expérimentation et au hasard.
À l’origine prévues pour être mis en ligne sur son site, regroupées dans une série intitulée AXXON N. (dont la page-titre a longtemps été en ligne, comportant l’inscription « en préparation »), les expérimentations vidéos que Lynch tournait avec son actrice de Blue Velvet et Wild at Heart Laura Dern ont finalement été montées pour former le long-métrage que nous connaissons, auquel les trois Rabbits (autre série développée pour son site, comportant huit épisodes très similaires, parmi les plus abstraits dans l’œuvre de Lynch) sont venus s’ajouter.
Aujourd’hui, avec la sortie d’INLAND EMPIRE en DVD, une deuxième constatation, qui découle de la première, s’impose : Lynch a également évolué dans son rapport au support DVD. Lui qui auparavant se moquait des suppléments en tous genres (scènes coupées, interviews, ou featurettes) a là encore changé son fusil d’épaule, comme le DVD paru aux Etats-Unis chez Rhino – dans l’élaboration duquel il s’est directement impliqué – en atteste. Celui-ci regorge en effet de bonus, nombreux au point d’être livrés sur un deuxième disque.
Première surprise : pour la première fois, des scènes coupées d’un de ses films sont visibles. Elles sont ici proposées dans une section intitulée More Things That Happened. La deuxième surprise vient du fait que mises bout à bout, la durée de ces scènes coupées avoisine celle d’un long-métrage : 90 minutes. La démarche de Lynch fait ici penser à celle de Michel Gondry, qui avait parfaitement utilisé toutes les possibilités que permet le format DVD, en proposant pour la sortie de son film La Science des rêves une version alternative, composée uniquement de scènes non retenues au montage de la version vue en salle.
Autre bonne surprise de ce disque, la présence du court-métrage Ballerina, montré à Cannes lors de la soirée d’ouverture de l’édition 2007, qui faisait partie d’une commande que Gilles Jacob avait passé à des cinéastes habitués du festival, à qui il avait donné carte blanche pour réaliser chacun un petit film, dont le thème imposé était la salle de cinéma. Ballerina est, autant au niveau de la forme que de son fond, en parfaite adéquation avec l’univers d’INLAND EMPIRE, créant ainsi une sorte d’écho qui fait de ce court-métrage beaucoup plus qu’un simple bonus de plus.
Une partie interview (exercice auquel Lynch se prête dorénavant volontiers, toujours sur fond de rideau rouge) et un documentaire, intitulé Lynch 2 (Lynch 1, autre documentaire, devrait quant à lui connaître prochainement les honneurs d’une sortie en salles) sont révélateurs sur les intentions de Lynch et sa manière de travailler sur INLAND EMPIRE.
Enfin, et c’est probablement le plus original de tous les suppléments contenus ici, David Lynch Cooks Quinoa voit Lynch passer en cuisine, le temps de nous expliquer sa façon de préparer le quinoa, témoignant de son fantastique sens de l’humour (quasiment absent dans INLAND EMPIRE), et de sa récente passion pour faire partager ses goûts culinaires, après avoir commercialisé en début d’année sa propre marque de café.
Plus modeste, l’édition DVD française comprend elle aussi deux disques, dont un deuxième exclusivement consacré aux suppléments, qui renferme plusieurs interviews de Lynch, notamment par le cinéaste Mike Figgis et Michel Chion, qui s’est investi dans l’élaboration même du DVD, créant un chapitrage original, lié au «Lynch-kit» trouvable dans son livre-référence sur Lynch, paru aux éditions Cahiers du Cinéma.
Chion a interviewé Lynch sur le lieu de l’exposition The Air Is on Fire qui lui a été consacré au printemps dernier à la Fondation Cartier à Paris, et dont le catalogue, trouvable aujourd’hui encore dans les bonnes librairies, est le complément idéal de ce DVD : regroupant sur 452 pages l’intégralité des dessins, peintures et photos exposés à cette occasion, et accompagné de deux CD comportant une longue interview du maître, cet ouvrage-somme est probablement à ce jour le plus complet jamais paru sur Lynch.