À célébrer John Carpenter pour sa place maîtresse dans le cinéma d’horreur et fantastique, on en oublierait presque que la racine de son désir de filmer est une cinéphilie ayant baigné dans la série B et le western, marquée notamment par les films de Howard Hawks, auteur ayant lui-même tracé sa route à travers les genres. C’est pourquoi l’apparition, dans un de ses films d’action fantastique, de la comédie ou de l’écho des films de genre hongkongais contemporains fait de ces Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin un cas exceptionnel dans l’œuvre du réalisateur de Halloween (et pour l’époque — 1986 — à Hollywood). Mais pas pour autant une anomalie, bien au contraire : c’est juste que la dévotion de ce dernier envers les sources de son envie de cinéma y est plus explicite et moins pessimiste qu’ailleurs. On a pu lire Carpenter déclarant que c’est la vision de films comme Zu, les guerriers de la montagne magique (Tsui Hark, 1983) qui l’aurait encouragé à reproduire en studio américain ce type de divertissement mêlant combats virevoltants de kung-fu et magie figurée par des effets spéciaux. Or ce que son film à lui accomplit à l’arrivée, c’est le métissage de cette culture étrangère découverte par le cinéphile avec celles qui l’habitaient déjà — synthèse cependant hantée par la conscience du cinéaste de ne pouvoir épouser tout à fait les pas de ses modèles. Le résultat — cuisant échec au box-office à sa sortie, mais intronisé film-culte depuis — en est aussi réjouissant que fascinant.
L’impossible Monsieur Burton
Comme une réponse ultra-fantaisiste au très sérieux L’Année du dragon de Cimino sorti l’année précédente, Les Aventures de Jack Burton… envoie un camionneur yankee particulièrement borné, campé avec entrain par Kurt Russell, débouler dans la Chinatown de L.A. et plonger sans l’avoir demandé dans une intrigue de sorcellerie dont les dimensions surnaturelles et mythologiques le dépassent complètement, sans pour autant le dissuader de foncer dans le tas. Le spectateur se trouve un peu plus apte que lui à suivre ce qui se passe, mais à peine, car le récit mené tambour menant ne laisse aucune place au temps mort et pas plus à la réflexion sur l’aspect résolument lapidaire et fantaisiste du scénario. Carpenter applique ouvertement la technique hawksienne d’une action ininterrompue, où les personnages semblent courir sans cesse après le temps pour ne pas tomber : ils ne s’arrêtent d’avancer et de se battre que pour des conversations précipitées où ils tentent d’imposer leur perception des événements, les scènes parallèles assurent que si les uns faiblissent les autres prendront le relais, et même les échanges de piques entre Jack Burton et la farouche avocate Gracie Law (Kim Cattrall) sont prises d’un roulement semblable au débit de ping-pong apparemment inarrêtable de comédies telles que La Dame du vendredi. L’antique screwball-comedy se voit aménager une surprenante place dans ce film, jusque dans les mésaventures du « héros » qui, à force de courir sans trop savoir où il va (rivé à son idée fixe : récupérer son camion !), produit des chutes et des ratés plus spectaculaires que ses réussites, et écrit sa légende plus par accident qu’autre chose, accompagné de personnages secondaires — majoritairement sino-américains — plus éclairés que lui. Et c’est cette course effrénée et la plupart du temps aveugle qui crée le plaisir.
Derniers hommages avant le crépuscule
Mais l’héritier Carpenter peut-il filer aussi vite que le maître Hawks ? Le film, quelque part, se montre conscient de ne pas pouvoir ressusciter le classicisme — son projet même l’en empêche. Le personnage du héros malgré lui en est — paradoxalement — un obstacle. Sa singularité — à savoir sa valeur parodique (qui subvertit la figure du héros reaganien) et sa position à la ramasse de tous les autres personnages quant à la connaissance de l’adversité — fait l’effet de légers coups de frein au mouvement général (quand il ne le redirige pas dans le sens inverse, comme dans la jubilatoire scène du fauteuil roulant sur lequel il dévale une pente à reculons), lequel mouvement doit à plusieurs reprises se faire sans lui. Le métissage des genres est une autre contrainte : les combats de kung-fu de masse menacent cette avancée continue de surplace, et il faut que les corps volent dans les airs pour que la sensation de fuite reparte — fût-ce dans tous les sens.
Cette limite séparant le maître classique de son héritier moderne n’en est pas une pour le film de ce dernier — au contraire, la façon dont celui-ci la gère définit son efficacité particulière et (le mot n’est pas incongru ici) sa beauté. Carpenter sait que son film, comme la plupart de son œuvre, arrive après un âge classique révolu du cinéma, dont il ne peut invoquer que les restes dans la réinterprétation qu’il en fait — tâche ici complexifiée par le fait qu’il tente en outre de s’imprégner de la cinématographie bien actuelle mais étrangère, et nouvelle pour lui, qu’est le cinéma de genre hongkongais. Néanmoins, alors que des films comme Assaut ou The Thing (respectivement western urbain inspiré de Rio Bravo et remake de La Chose d’un autre monde) en tiraient une dimension crépusculaire et spectrale, Les Aventures de Jack Burton… semblent indiquer que Carpenter, au moins le temps d’un film, a caressé l’espoir de tendre vers une remise en lumière de ses modèles — mais de tendre seulement. Il n’ambitionne pas de reconstituer la comédie hawksienne ni le film de kung-fu dans toute leur gloire : simplement d’en réaliser la synthèse la plus honnête et décomplexée dont un admirateur comme lui est capable. Le bilan aura pour lui un goût amer : une réussite de cinéma à faire pâlir les tentatives suivantes de conjuguer les codes des divertissements hollywoodiens et hongkongais (sauf, partiellement, la trilogie The Matrix des Wachowski), mais si mal vendue ou reçue face aux blockbusters de son époque que son auteur, dépité, s’en retourna aux productions indépendantes et aux hantises sans issue, à commencer par le radical Prince des Ténèbres.