Première des quatre comédies d’Oscar Wilde, L’Éventail de Lady Windermere cumule tous les ressorts de la comédie de boulevard : femme, amant potentiel, mari, pérores et, bien entendu, quiproquos. Mais là où Oscar Wilde tentait de dénoncer par le dialogue théâtral, Lubitsch remplace les bons mots et les phrases à double sens par des intrusions dans le champ ou des cadres fort audacieux. Un film bien moins muet qu’il n’y paraît, sur une musique composée pour l’occasion par Jacques Cambra et Roch Havet.
Qu’il est doux de s’activer dans un espace quasiment vide que l’homme derrière la caméra restreint sans cesse, qu’il est doux de repousser un amant avec la coquetterie des femmes appréciées et à la mode, qu’il est doux de s’occuper des problèmes d’honneur lorsque l’on n’a pas de problèmes d’argent… C’est dans un monde en demi-teinte qu’Ernst Lubitsch place son action, un monde où les visages sont perpétuellement coupés, où les personnages sont réifiés ou réduits à un bras, une main, une expression, une ombre aux sourires. Le grand talent de Lubitsch est de savoir parfaitement mêler la peinture sociale au but premier de L’Éventail de Lady Windermere comme de la plupart des œuvres du réalisateur des futurs Haute pègre, Veuve joyeuse et Illusions perdues : la comédie romantique, piquante et pas franchement toute rose.
Jeux de mains, de regards, quiproquos et bouffonneries sont évidemment au programme. Mais Lubitsch considère qu’une action ou qu’une trame narrative ne parle pas d’elle-même, et que l’intelligence du gag ne se situe pas seulement dans sa simple restitution. Il ne contemple pas ses acteurs en somme, il les place, les défigure, les torture parfois, et les gags entrent toujours dans une construction : Lord Windermere reçoit une étrange lettre de Mme Erlynne. Lorsque son épouse entre dans la pièce avec son soupirant et ami « chéri » Lord Darlington, il tente de masquer la lettre de sa main. Un habile jeu de caméra est alors le pivot de la scène. Darlington a vu la lettre (pas son contenu) et aide son rival à la cacher. On ne verra plus que les visages des deux hommes et leurs mains repoussant de quelques centimètres à chaque plan l’objet de leur attention. Ce ne sont plus tellement les deux hommes qui parviennent à leur fin, mais le réalisateur à faire d’une scène classique (la première intrigue) un jeu parfait. L’adaptation de Wilde s’arrête en fait là : en réutilisant ses ficelles narratives, Lubitsch s’amuse à créer un univers où l’on ne déniche pas le vrai derrière un vernis social, mais où il est constamment mis en valeur.
En effet, le monde bourgeois de Lord et Lady Windermere -et c’est sans doute une originalité- n’est pas un monde d’apparences : c’est un monde de pensée rétrécie. Alors que Lubitsch présente toujours en plan large les grandes pièces de salons, les bureaux, les anti-chambres, il se recentre toujours sur un personnage. Une très belle scène montre d’ailleurs Lady Windermere et Lord Darlington seuls dans l’immense salon de celle-là, assis sur deux chaises éloignées, ne se parlant pas, ne se regardant pas, leur communication n’existant finalement que parce qu’ils sont filmés. Monde de retournement également dans les thèmes mêmes du film : Mme Erlynne est en fait la mère de Lady Windermere. Cette dernière est adulée de toute la société et persuadée que sa mère est morte dans la fierté lorsqu’elle était enfant, alors qu’elle est bien vivante et criblée de dettes. Il est d’une part intéressant de voir que le chantage n’est pas ici l’apanage d’un odieux rapace mais celui d’une femme en détresse. Il est troublant, d’autre part, de constater que Lubitsch n’a cure des stéréotypes de caractère de chacun.
Tous les personnages montreront une face plus obscure en leur temps. Dans un tourbillon de plans, de gestes et de coupures, le récit devient rapidement symbolique s’il ne perd jamais de sa légèreté. Toutes les scènes, ou presque, sont coupées par un montage assez déstabilisant : des portes claquent entre deux cartons; alors que Lord Darlington lui dévoile son amour, le visage de Lady Windermere est brusquement caché. Mais les cadrages sont au service de l’intrigue comme des effets comiques : alors que les trois commères susurrent des atrocités derrière le dos de Mme Erlynne durant la soirée d’anniversaire de sa fille, tous les hommes finissent par se tourner vers celle qui était jusqu’ici rejetée des dîners en ville. Et les trois têtes désespérées d’apparaître, coupées, en bas du cadre, qui sert encore une fois à détruire cette fausse noblesse.
Lubitsch n’est donc pas un obsédé du classicisme : il fait jouer à la sublime Irene Rich le rôle de la mère déclassée, et à May McAvoy (de seulement dix ans sa cadette, une fille née donc très tôt) le rôle de la jeune femme parfaite, alors que Ronald Colman (Lord Darlington, un dandy moral, parfait) interprète avec beaucoup de charme son personnage d’amant éconduit. Comme si Lubitsch aimait la comédie et toutes ses possibilités. Comme si Lubitsch savait maîtriser ses possibilités. Comme si Lubitsch était un grand réalisateur. Il l’est.