De la veuve joyeuse Jeanette MacDonald à la joyeuse suicidée Carole Lombard, en passant par la joyeuse divorcée Ginger Rogers, on dirait les Américains fondamentalement pessimistes ou particulièrement doués pour l’oxymore… C’est bien sûr ce deuxième penchant auquel incline le génial Lubitsch dans cette comédie musicale sans âge, où Maurice « Ma pomme » Chevalier séduit toutes les jolies demoiselles dans un anglais approximatif à l’accent inimitable…
À l’origine, La Veuve joyeuse est une opérette autrichienne de 1905, composée par Franz Lehar. Son succès phénoménal eut, comme souvent, de nombreuses retombées cinématographiques : on retient notamment la version muette de Von Stroheim en 1925, avec le regretté John Gilbert, celle de 1952 avec Lana Turner, et surtout, la plus célèbre, celle que réalisa Ernst Lubitsch en 1934, avec dans les rôles principaux, Jeanette MacDonald et Maurice Chevalier, que le cinéaste avait déjà dirigés deux fois (Parade d’amour en 1929 et Une heure près de toi en 1932). Comme Une heure près de toi, La Veuve joyeuse a été réalisée en deux versions, l’une française, l’une américaine. Il était à la mode à l’époque d’ »adapter » les films selon le public, parfois en changeant intégralement l’équipe de tournage, ce qui donnait des résultats très contrastés. Dans le cas du film de Lubitsch, seuls les acteurs secondaires furent remplacés : la comparaison entre les deux versions se limite donc à quelques détails, bien que la version américaine, qui nous intéresse ici, soit aujourd’hui la plus connue et la plus diffusée (pourquoi ? mystère…).
De Lubitsch avec qui il avait travaillé comme scénariste, Billy Wilder disait qu’il « en faisait plus avec une porte fermée que les réalisateurs d’aujourd’hui avec une braguette ouverte ». Il y a évidemment beaucoup de cette philosophie de cinéma dans La Veuve joyeuse, même si le film n’est clairement pas l’œuvre la plus réussie de la Lubitsch touch. Dans cette histoire de séduisant comte envoyé en mission par son roi pour séduire une jeune veuve richissime, il y a matière à de nombreux quiproquos comme les affectionne Lubitsch. Car si la veuve et le comte vont forcément tomber amoureux l’un de l’autre, la mission en question va leur mettre de nombreux bâtons dans les roues : comment la jeune femme pourrait-elle croire à l’amour vrai du comte lorsqu’elle comprend sa frivolité séductrice ?
Pour défier l’homme, la femme doit mettre en jeu sa propre personnalité : la voici donc à Paris, chez Maxim’s, royaume de la débauche, jouant la courtisane qui se refuse au bourreau des cœurs, puis tombe dans ses bras, et se rétracte enfin pour lui apprendre à se moquer des demoiselles. Dans cette partie, la femme est d’abord reine, menant la danse et conduisant l’homme là où elle veut. Jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’il n’est pas cet être vil et sans cœur qu’elle imaginait… Mais pour arriver au bout de ce chemin, il a fallu passer outre tous les obstacles, et cesser de vouloir échapper au bonheur : car finalement, plus le comte Danilo et plus la jeune veuve se fuient, plus ils ont de chance de se croiser, comme dans ce joli duo où la femme chante son envie d’aimer et se prépare à sortir, des dizaines d’hommes se jetant à ses pieds pour l’accompagner, puis aperçoit l’homme qu’elle aime sans l’avouer, dans sa calèche, chantant lui-même son amour des femmes…
Chez Lubitsch, tout se joue en coulisses, car tout est possible lorsque l’on laisse aller son imagination. Le cinéaste joue donc ainsi sur le discours rapporté, les scènes entendues de l’extérieur – ressort comique incomparable – et bien sûr les ellipses, comme dans cette scène où l’on voit tous les vêtements (et même le chien!) de la comtesse passer du noir au blanc, symbole de son innocence retrouvée, de sa jeunesse reprise en main. Mais au fond, la plus grande réussite de Lubitsch n’est pas forcément le brio avec lequel il joue des codes de la comédie américaine classique − qu’il a grandement contribué à créer −, mais la façon dont il pervertit les règles, celle de la bonne société luxueuse et vaine, sujet d’observation préféré du cinéaste. Chez Lubitsch, le roi, plutôt que de punir celui qui a séduit sa femme, décide de l’envoyer en mission ultrasecrète, conseillé en cela par la reine adultère ; la prison devient le lieu le plus romantique du monde ; les messages codés traduisent « chéri » par « pire imbécile du service diplomatique » ; et les militaires doivent obéir à l’ordre impérieux de… boire du café.
Lubitsch est le premier cinéaste de « comédie » à avoir compris que la moquerie ne passait ni par la méchanceté, ni la vulgarité, mais par les armes mêmes de ceux dont on entend se moquer : la morale, le bon ton et l’élégance. On n’en finira pas de regretter qu’il ne suscite pas plus de vocations chez les jeunes cinéastes américains d’aujourd’hui.