Lubitsch a cinquante-et-un ans quand il réalise Le Ciel peut attendre. Pas si vieux, encore, et pourtant… Il ne lui restera plus que le temps de réaliser deux films, dont l’un achevé par un autre, avant de s’éteindre, quatre ans plus tard. Au sommet de sa gloire ? Sans doute, car les chefs d’œuvre, La Huitième Femme de Barbe-Bleue, Ninotchka, To Be or Not to Be, ne sont pas si loin. Mais Le Ciel peut attendre présente aujourd’hui un goût étrange d’épitaphe, de testament. Lubitsch sentait-il véritablement le souffle de la mort ou nous rendons-nous coupables ici d’anachronisme ? Une question sans réponse, sans doute. Reste toutefois le plus merveilleux des témoins : ce film, comme un auto-hommage à la célèbre « touch », tant de fois imitée et jamais égalée.
L’amour du luxe
La spécialiste du cinéma allemand pré-Allemagne nazie, Lotte Eisner, n’aimait pas le cinéma de Lubitsch, dont elle regrettait la grossièreté — ce qui ne peut que faire sourire quand on pense que le cinéaste est devenu le symbole de la subtilité. Elle a pourtant des mots très justes pour décrire son univers : «[Chez Lubitsch], L’Histoire n’est que prétexte à tourner des films en costume d’époque : soieries et velours attirent l’ancien commis de magasin et ravissent son œil de connaisseur » (Bernard Eisenschitz et Jean Narboni (dir.), Ernst Lubitsch, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, Paris, 2006) dit-elle alors qu’elle critique la vision lubitschienne de l’Histoire dans son Madame Du Barry ou son Anne Boleyn. De fait, Lubitsch n’a que faire de vraisemblance ou de réalisme. De ses quelques mois passés, encore adolescent, dans l’atelier de tailleur de son père, le cinéaste a retenu un goût pour les beaux tissus et le luxe. Dans Le Ciel peut attendre, même l’Enfer est élégant : quand Henry Van Cleve, convaincu de mériter les flammes infernales pour sa vie de péchés (que le film raconte en flash-back), entre dans l’au-delà, il rencontre un Satan en smoking, et échange avec lui les politesses mondaines les plus exquises. Rien d’étonnant à ce que le film ait encore une fois pour décor la haute société (new-yorkaise ici, française ou polonaise ailleurs) du XIXe siècle finissant : le cinéaste peut ainsi s’extasier longuement sur les entrées dans le champ de Gene Tierney, et sur la beauté sculpturale de l’actrice dans des robes magnifiées par le Technicolor. Nous voici bien loin des préoccupations de la société américaine en 1943, en pleine Seconde Guerre mondiale : Lubitsch n’en a que faire. Ses films seront atemporels ou ne seront pas.
Le goût de l’oisiveté
Un mot encore, cette fois du critique Jean Domarchi : « Lubitsch est pour les femmes (à condition qu’elles affirment leur féminité), il est pour les oisifs, les roués. C’est pour cela qu’il est pour les sociétés révolues » (op. cit.). On aimerait presque ajouter : pour des sociétés qui n’existent que dans l’esprit lubitschien. Si la haute société fantasmée intéresse autant le cinéaste, c’est parce qu’elle permet les tournures les plus cinglantes — « tout le monde disait du bien de moi, c’est là que j’ai su que j’étais mort » — et l’amoralité sous les dehors respectables — « le mariage est pire qu’un cigare ». Lubitsch n’a de véritable affection que pour les pécheurs, qui dans Le Ciel peut attendre, semblent toujours sauter une génération : ainsi, aux manières de Casanova du personnage principal répondent les envolées cyniques du grand-père (génial Charles Coburn), vrai héros de l’histoire, auquel Lubitsch semble s’identifier en lui donnant les meilleures scènes et les meilleures répliques. Pour leur faire face, le cinéaste a choisi une galerie de vrais naïfs, de parvenus et de précieux ridicules, pour lesquels il garde, comme toujours, une véritable affection. Les voyous perdraient en effet de l’intérêt si personne ne leur rappelait sans cesse la morale.
Mais la morale, en quoi consiste-t-elle justement, chez Lubitsch ? La vraie amoralité ne réside-t-elle pas dans la volonté de vouloir devenir une bonne épouse ? Quand le cousin « parfait » déclame du ton le plus noble du monde que « Le mariage est un havre de paix pour deux êtres raisonnables », n’a-t-on pas envie de fuir à toutes jambes devant cette institution infernale ? Il faut dire que Le Ciel peut attendre ne donne pas une image très reluisante du sacrement chrétien, qui peut aboutir à de longs dîners sans conversations, où l’on s’écharpe pour la primeur d’une page de bande dessinée… A moins (et c’est là toute la subtilité lubitschienne, son féminisme féroce) d’avoir rencontré LA femme, celle qui s’avère capable, toute en apparition/disparition, de jouer un jeu de séduction plus subtil, de prétendre être dominée quand c’est elle qui manipule… Une femme avec le visage innocent de Gene Tierney, mais qui éternue devant trop de bienséance. Rien de moins.
Le rêve du paradis
En vérité, Le Ciel peut attendre est sans doute l’un des films les moins mordants de Lubitsch, et les plus sincèrement romanesques. Son héros est un séducteur repenti, qui va à confesse pendant 1h40 avant de recevoir l’absolution — des mains de Satan, certes, mais une absolution tout de même. D’où une nostalgie envahissante, à mesure que le film se déroule, comme un adieu aux lubies de Lubitsch : les huis-clos dans des intérieurs plus grands que nature ; les face-à-face à deux, trois, quatre personnages ; les allées et venues de haut en bas et de bas en haut ; les entrées inoubliables et les sorties fracassantes ; les sourires en coin et les clins d’œil ; et puis les portes surtout, celles de la vie et celles de la mort, qui se ferment puis s’ouvrent sur un discours final aux airs de paradis idéal… Laissons le dernier mot à Lotte, puisqu’elle le vilipenda si bien : « Pour Lubitsch, l’Enfer, comme le Ciel, peut attendre. »