Considéré comme perdu pendant des décennies avant sa redécouverte dans les années 1990, méconnu donc des fans les plus jeunes de Lubitsch, Le Lieutenant souriant fut dès sa sortie en 1931 l’un des grands succès (publics et critiques) du cinéaste. Troisième et dernier opus de sa série de comédies musicales entamée avec les débuts du cinéma parlant (et comprenant également Parade d’amour et Monte Carlo), Le Lieutenant souriant est un charmant florilège de la « Lubitsch Touch », quoique moins osé que sa période allemande, et moins abouti que la période hollywoodienne qui suivit.
La première scène est à elle toute seule un concentré du talent du cinéaste. Lubitsch n’oublia jamais les techniques subtiles du cinéma muet, qui permettent, sans dialogues, avec le seul concours de la musique, d’introduire un personnage et une intrigue. Un homme relativement énervé monte un escalier, ses pas marqués par une musique guillerette et un tantinet moqueuse. Il sonne à une porte. Un plan montre la facture non réglée d’un tailleur. Personne ne répond, l’homme descend. A sa suite, une jeune femme frappe à la porte. On lui ouvre immédiatement. Elle sort, quelques heures plus tard. Plan suivant : le visage ravi de Maurice Chevalier, sur son lit, vêtu d’une robe de chambre…
Dans ce vaudeville où un Don Juan (Chevalier, bien sûr) se trouve déchiré entre deux femmes et marié à celle qu’il n’aime pas, Lubitsch se délecte de tout ce qu’il déclinera en de multiples variations ensuite : l’inconstance masculine, les manèges manipulateurs des femmes et l’absence totale d’érotisme dans l’idée détestable du mariage. Installé dans une Vienne de pacotille (le cinéaste ne se départira pas de son amour pour la mère-patrie, semble-t-il plus apte à accueillir ses divagations que la prude Amérique), Le Lieutenant souriant a pour héros un Autrichien, incarné par un Français poussant la chansonnette en anglais ; quant à la princesse qui succombe à ses charmes, elle vient de Flausenthurm, petit pays imaginaire « qui ne devrait pas avoir droit à autant de lettres ».
Tant qu’il y aura la « Touch »
Bienvenue donc au royaume de l’absurde, dans lequel seuls comptent les bons mots, toujours savamment mis en valeur, et les clins d’œil bien appuyés qui relancent l’intrigue, sans que celle-ci ait beaucoup d’intérêt d’ailleurs. Chez Lubitsch, l’histoire n’a qu’une fonction utilitaire : peu importe que le lieutenant finisse par choisir la femme qui lui convient le moins, puisque ce retournement de situation a permis d’introduire une délicieuse chanson sur… des sous-vêtements. Peu importe que Claudette Colbert soit peu crédible en violoniste chef d’orchestre, puisque chez Lubitsch, la « musique de chambre » n’a plus tout à fait la signification qu’on lui connaît…
Billy Wilder définissait ainsi la « Lubitsch Touch » : « C’est une utilisation élégante de la Superblague. Vous aviez une blague, et vous en étiez satisfait, et puis soudain surgissait une nouvelle blague. La blague que vous n’attendiez pas. » Ainsi, plutôt que de suggérer (ou de montrer) les ébats nocturnes de deux amants, Lubitsch les fait interpréter une chanson paillarde autour de leur « petit-déjeuner ». Ou encore : plutôt que de filmer la cérémonie de mariage entre un époux récalcitrant et sa princesse, Lubitsch nous montre le positionnement des oreillers dans la préparation de la chambre à coucher.
Élémentaire ? Peut-être. Mais il fallait être Lubitsch pour y penser.