À un mois du soixantième anniversaire de la disparition du grand génie de la comédie américaine Ernst Lubitsch, les éditions MK2 mettent les petits plats dans les grands en proposant un superbe coffret de cinq œuvres muettes et – donc – rarissimes de la période allemande du prolifique artiste. Cinq films réalisés entre 1918 et 1921, un an avant que le cinéaste ne s’embarque vers l’Amérique pour ne plus en revenir. Cinq joyaux: trois comédies et deux « grands films », comme il était d’usage de les appeler à l’époque, qui n’annoncent pas seulement la « Lubitsch touch » à venir, mais découvrent aussi le goût de l’artiste pour des thématiques déjà très audacieuses.
Pour comprendre le Lubitsch première période, il faut le replacer dans son contexte. Ernst commence au début des années 1910 une carrière de comédien, d’abord au théâtre puis au cinéma. Conscient que son physique peu avantageux ne lui permettait pas d’élargir sa palette de rôles (souvent réduits au petit employé gaffeur à la Chaplin), l’acteur se tourne vers la mise en scène, et réalise ses premiers chefs d’œuvre en 1918, alors que la première guerre mondiale se termine. L’Allemagne vit alors des temps agités: la révolution spartakiste fait rage, l’empereur Guillaume II abdique et la République est instaurée. L’ébullition est grande également chez les artistes, puisque le mouvement expressionniste, en peinture comme au cinéma, prend alors naissance…
Lubitsch n’a cure de tous ces événements. La légende raconte qu’il chuchota à son actrice fétiche Pola Negri, lors de l’avant-première de Carmen: « Chut. On n’y peut rien. Regarde le film », alors que des émeutes éclataient à l’extérieur. Au début des années 1920, Lubitsch est déjà à part. Nulle influence de Lang ou Murnau dans son œuvre: le cinéaste ose même parodier les expressionnistes dans La Chatte des montagnes, son film le plus décalé, et aussi son plus grand échec commercial… Lubitsch, avant d’avoir des prétentions artistiques, se voue déjà corps et âme à son public: il veut le faire rire et se clame donc héraut de la version allemande du burlesque, le « grotesque », où tous les personnages, secondaires et principaux, héros et héroïnes, sont des monstres, stupides et cupides, soumis à leurs désirs et leur sensualité/sexualité…
La Princesse aux huîtres, l’un de ses films les plus réussis, en est le manifeste. Il raconte l’histoire d’une fille de milliardaire parvenu, capricieuse et entêtée, qui menace de détruire toute la maison si son papa ne lui trouve pas (en moins d’une heure) un mari de haut rang. Trop impatiente, elle épouse le dégoûtant messager de son prétendant, un prince sans le sou, puis batifole avec son amant sous le regard attendri et pervers de son père, qui observe la félicité des ébats conjugaux de sa fille à travers le trou de la serrure (dont la forme compose le cadre). Débauche, grivoiserie et avidité ne sont qu’une partie des crédos d’une société d’êtres vils, si peu ancrés dans leur époque qu’ils nous paraissent aujourd’hui parfaitement modernes. Modernes encore sont les problématiques abordées dans ces films: alors que Lubitsch dut jouer au plus malin avec le code Hays d’Hollywood, point de censure dans l’Allemagne des années 1920. Le cinéaste peut tout oser, et même aborder les sujets les plus tabous, comme l’homosexualité dans Je ne voudrais pas être un homme, sous prétexte d’une femme travestie en homme qui embrasse goulûment son tuteur dans une soirée arrosée d’un night-club…
Même les « grands films » historiques de Lubitsch n’ont que faire de l’histoire et penchent plutôt vers l’observation satirique de la haute société: on reprocha d’ailleurs au cinéaste, pour Madame Du Barry, d’avoir fait de la Révolution française l’histoire personnelle d’une aristocrate… Même dédain dans Anna Boleyn (qui, entre parenthèses, est l’un des seuls films où le cinéaste s’essaya, avec succès, aux grands mouvements de foule): Lubitsch s’intéresse très peu au contexte politique du règne d’Henri VIII, mais la vie sentimentale de ce glouton sensuel aux six femmes (dont deux furent décapitées) le passionne. Conclusion du film: les rois sont les plus dépravés de tous, les amours déçues entraînent à la débauche, et le mariage à la mort. Si la comédie est absente d’Anna Boleyn, le film appartient de fait entièrement à l’univers lubitschien. Seul Sumurun reste un peu à part: dans ce conte des mille et une nuits un peu surfait, Lubitsch oublie d’autopsier ses personnages et tombe parfois dans un romantisme qui ne lui convient pas…
La période allemande de Lubitsch, déjà passionnante prise à part, est évidemment annonciatrice de la période américaine. Le rythme soutenu des films muets (auxquels, rappelons-le, il est injuste de reprocher le manque de parole, qui est parfois plutôt un atout) lui convient comme un gant, dans les courses poursuite autant que dans les ouvertures/claquements de portes dont il a fait sa signature (voir pour cela La Chatte des montagnes et La Princesse aux huîtres, qui sont, à notre avis, les deux chefs d’œuvre de ce coffret). L’humour très osé des trois comédies, comme la voluptueuse richesse des deux «grands films» sont les bases de la « Lubitsch touch », tant célébrée et encore si méconnue. Rattrapons vite notre retard.
P.S: Le coffret est agrémenté d’un documentaire éclairant sur la période berlinoise de Lubitsch. À compléter par la lecture du Ernst Lubitsch publié aux Éditions de l’Étoile, pour tout savoir sur ce cinéaste amoureux du luxe et du « vice en dentelles ».