En 2000, le grand retour de Ridley Scott au cinéma lui avait réservé une place de choix dans notre palmarès américain. Que le réalisateur s’intéressât à une période peu exploitée sur grand écran – les Croisades – était donc une très bonne nouvelle. L’histoire, héroïque à souhait, ainsi qu’un casting peu banal (Jeremy Irons et Liam Neeson en tête) devaient lui faciliter la tâche. Hélas, comme prévu, la haute technologie l’emporte sur l’art.
Heureusement, les erreurs historiques ont été plus ou moins évitées. Kingdom of Heaven, qui se déroule durant la deuxième croisade, et plus précisément entre 1182 et 1187, est plutôt respectueux de l’Histoire, même si les spécialistes noteront quelques imprécisions (notamment sur l’enchaînement des événements après la mort du roi Baudouin). Le film rapporte l’histoire vraie d’un personnage secondaire des Croisades, Balian d’Ibelin, dont le haut fait fut de soutenir le siège de Jérusalem pendant six jours après la mort de Baudouin IV (le « roi lépreux »), tandis que le nouveau roi Guy de Lusignan subissait une cuisante défaite face aux armées du calife Saladin. Les personnages sont donc bien réels et consistants. Quant à la véracité de la liaison amoureuse entre l’épouse de Guy, Sybille, et l’héroïque Balian, la question ne se pose pas vraiment : il est évident qu’une héroïne et une histoire d’amour périphérique étaient attendues et nécessaires.
Le problème réside dans le péché récurrent de la superproduction hollywoodienne : la grandiloquence. Quand celle-ci est bien dosée, elle n’a pas d’incidence sur le rythme de la mise en scène. Mais la prétention de Kingdom of Heaven dépasse l’entendement, et grève le souffle de l’aventure. Qu’il s’agisse des dialogues, de la psychologie des personnages ou de leur pseudo-philosophie, le film tombe souvent dans le risible, voire le ridicule. Les Francs sont tous des imbéciles et des barbares (la barbe rousse et les cheveux longs de Renaud de Châtillon doivent sans doute évoquer les attributs des Gaulois) ; les Arabes parlent anglais, même entre eux (avec l’accent arabe, l’honneur est sauf)… Quant au super-héros, qui est par ailleurs le seul homme raisonnable et courageux de toute la bande, il adoube les serfs en un clin d’œil, se bat contre dix hommes à la fois, et maîtrise la stratégie comme pas un. Une des raisons pour lesquelles ce héros de cinéma n’est pas crédible est l’erreur de casting : Orlando Bloom, n’en déplaise à ses fans adolescentes, n’a pas le charisme d’un Errol Flynn, d’un Harrison Ford, ou même d’un Russell Crowe.
Par ailleurs, Kingdom of Heaven pose à nouveau la question de l’usage excessif du numérique. À l’heure où est annoncé le dernier volet de la nouvelle – et décevante – trilogie Star Wars, le débat n’est pas clos entre partisans d’un cinéma inventif où l’on ne se contenterait pas d’écrans bleus, et amateurs de superproductions entièrement informatisées. Dans Gladiator, les reconstitutions historiques numérisées ne manquaient pas. Mais le cinéaste avait su doser intelligemment moments intimistes et morceaux de bravoure. Cette habileté très pro, qui permettait de masquer la profusion d’effets spéciaux, a complètement disparu de Kingdom of Heaven. Ici, on ne voit que le faux et le prévisible : les grands travellings découvrant les milliers (millions ? on ne sait plus) d’Arabes cachés derrière une colline, une Jérusalem bleutée largement plus imposante que l’originale, des tempêtes et des océans de carton-pâte… Le cinéaste cède à la facilité vulgaire, et l’éventail des possibles offerts par les effets cinématographiques lui tourne la tête, à l’image de ce mouvement de caméra circulaire totalement surfait, autour d’un Balian attendant patiemment au pied d’un palmier que trois Templiers viennent l’assassiner.
L’honnêteté commande d’avouer que, de temps à autre, le grand spectacle nous emporte irrésistiblement : comment résister à ces nobles chevaliers portant tuniques, armures et lourdes épées comme dans nos rêves d’enfants ? Comment ne pas frissonner à la vue de ces forteresses assiégées par des tours en bois, sur lesquelles on déverse l’huile bouillante venue des mâchicoulis ? Malheureusement, les vingt minutes défendues contre vents et marées par notre âme d’enfant pèseront moins dans la balance que les deux heures restantes, passées à ricaner et à soupirer devant ce qui restera dans la carrière de Ridley Scott comme l’un de ses plus tristes échecs.