Dès le début de sa carrière, Matt Damon a su se faire une place singulière dans le cinéma contemporain, tirant le meilleur parti d’un physique d’Américain ordinaire devenu le réceptacle de projections diamétralement opposées. Capable de se glisser dans la peau de psychopathes indétectables (Tom Ripley, Jason Bourne, le Sullivan des Infiltrés), il reste suffisamment charismatique pour fédérer autour de lui des communautés entières (Invictus, Nouveau départ, Promised Land). Ridley Scott le filme aujourd’hui à la conjonction planétaire de ces deux extrêmes. Dans Seul sur Mars, Matt Damon n’a paradoxalement jamais été aussi peuplé : c’est que l’Amérique, et le reste du monde avec elle, s’est mise en tête d’aller le récupérer.
Il faut sauver le soldat Damon
Ce programme-là, dont il faut dépasser l’horizon patriotique, pourrait faire de ce blockbuster de mi-saison un remake futuriste du Soldat Ryan, celui-là même que le natif de Cambridge interprétait 17 ans plus tôt chez Spielberg. Sa généalogie le rattache pourtant à des œuvres plus récentes, auxquelles Ridley Scott a de toute évidence voulu se mesurer, conscient que la science-fiction, qui lui a offert ses deux sommets (Alien, le 8e passager et Blade Runner), renferme les clefs de sa postérité. Interstellar tout d’abord, puisqu’on retrouve ici l’astronaute Matt Damon exactement là où Christopher Nolan l’avait déposé l’an dernier : sur une planète inhabitable, d’où il induisait en erreur la NASA dans l’espoir d’être secouru. À la différence qu’ici, le scénario reboote son personnage pour en faire un botaniste aussi positif qu’ingénieux, dont la main verte fera momentanément plier la planète rouge.
Non, l’ADN de ce survival est plutôt à chercher du côté de Gravity, dont il importe les enjeux à la surface accidentée d’un sol hostile, envisagé comme ultime frontière et plan d’immanence. Chez Cuarón, Sandra Bullock, dès les premières minutes, se retrouvait happée par un vertigineux grand huit formé de télescopes géants et de stations orbitales. Voilà la première leçon retenue du Mexicain : d’emblée, Scott propulse Matt Damon et son équipage dans un vortex d’action pure, qui rompt avec la laborieuse création d’atmosphères dans laquelle s’étiolait trois ans plus tôt un Prometheus de triste mémoire. Surdéterminés par leur « sense of purpose », ces personnages impriment à la mise en scène de Scott une direction claire dont elle ne déviera pas. Là où Bullock était livrée à elle-même pour rejoindre la Terre, le sort de Watney repose de fait entre les mains de la NASA, qui s’active en parallèle à ménager une voie de sortie à son fils laissé pour mort sur le champ de Mars.
La solitude du Martien défunt
Dans ce montage alterné réside la relative originalité de cette ode à l’aérospatiale américaine et à la coopération internationale – la Chine prêtant assistance à la mission de sauvetage. Sur Mars comme sur Terre, les avanies s’accumulent, dans une volonté manifeste de compliquer l’équation à une inconnue de Gravity. Mais les employés de la NASA ne se donnent pas autant de mal par simple devoir ; leur mobilisation puise dans une inspiration qui prend sa source très loin dans l’espace et dans l’histoire (du cinéma américain). Quitte à se donner autant de mal pour un seul homme, encore fallait-il que ce dernier leur renvoie la meilleure image possible d’eux-mêmes. Dans ce rôle, Matt Damon est évidemment parfait. Encore que cet idéalisme yankee qu’il fait rayonner à intervalles réguliers depuis Good Will Hunting exerce une attraction irrésistible sur les autres personnages, privés d’antagonistes, si ce n’est des forces gravitationnelles adverses et des tempêtes de sable ocreux. Même le patron de la NASA fait figure de charmant bureaucrate, un oxymore résolu par le casting idoine de Jeff Daniels. Vibrant à l’unisson d’un optimisme forcené, ce chœur empêche le film de décoller complètement, même s’il touche à la grâce le temps d’une scène, lorsque Damon et Jessica Chastain entament un ballet de corps célestes qui tourne à la lévitation synchronisée. Qu’importe : Seul sur Mars renoue avec une vigueur et une conviction qui semblaient avoir déserté un Ridley Scott en pilotage automatique depuis Black Hawk Down. La question du désir de son cinéma s’était posée dans ces colonnes même il y a moins d’un an face à Exodus, péplum biblique boursouflé et surtout terriblement impersonnel. Passant aujourd’hui de l’infiniment grandiloquent à l’infiniment sympathique, son épopée spatiale pétrie d’un humanisme qu’on lui méconnaissait apporte une réponse plutôt réjouissante à cette interrogation.