La vitesse avec laquelle Ridley Scott enchaîne les projets les plus éclectiques ces dernières années pose la question du désir de son cinéma, qui multiplie les changements d’échelle les plus fous au détriment de toute cohérence thématique. L’an dernier, le réalisateur britannique accouchait avec Cartel d’un thriller existentiel dont la vacuité stupéfiante s’abritait derrière des signes extérieurs de richesse (sa distribution internationale, sa caution littéraire Cormac McCarthy). L’an prochain, il précipitera l’astronaute Matt Damon sur Mars dans un survival (The Martian) qui assume sans fard son opportunisme à l’heure où la science-fiction suscite un regain d’intérêt (Gravity et Interstellar) que son propre Prometheus avait été pourtant bien en peine d’inspirer. Un constat d’échec d’autant plus embarrassant pour l’auteur d’Alien et de Blade Runner, films qui consacraient avec brio, il y a une trentaine d’années déjà, l’arrivée du genre dans la postmodernité.
Crise du storytelling
Cette année, c’est Exodus : Gods and Kings, sa relecture du récit de Moïse, qui nous (pré)occupe, parce qu’elle est symptomatique de la crise dans laquelle s’enfonce le versant épique de la filmographie de Scott depuis Gladiator. Mais plus encore, ce gâchis confirme l’impuissance du blockbuster contemporain à raconter des histoires, depuis que M. Night Shyamalan a dilapidé son talent au mitan des années 2000 (le quasi-accident industriel Cloud Atlas, des Wachowski, faisant figure d’exception). Où va donc Ridley Scott, et avec lui le grand spectacle hollywoodien dont il est l’un des artisans chevronnés, se demande-t-on à l’issue de la projection d’Exodus ? Cet éparpillement frappe d’autant plus qu’il choisit de filmer ici le parcours d’un monomaniaque que rien ne détournera, lui, de sa vocation : arracher son peuple à la servitude pour le conduire à la Terre promise. S’il n’est guère aidé dans sa tâche par le scénario de Steve Zaillian, qui récidive après les scripts faiblards d’Hannibal et American Gangster, Scott a déjà su passer outre une matière narrative assez pauvre grâce à une aisance visuelle confondante, dont Black Hawk Down reste le parangon.
Rien de cela dans Exodus, où le réalisateur s’égare dans une reconstitution aussi fidèle qu’attendue de l’Égypte des Pharaons, avec ses palais somptuaires et ses parures bling-bling, à laquelle il tente d’opposer le dénuement de Moïse une fois banni de la cour de Ramsès. Mais un même glacis numérique égalise tous les contrastes pourtant très marqués de la photographie, empêchant la moindre identification aux tourments spirituels du prophète. Au moins Noé, de Darren Aronofsky, était-il traversé de fulgurances capables de restituer, par à‑coups, la barbarie d’un monde pré-diluvien corrompu par l’homme et qui trouvait son contrepoint terrifiant dans le jusqu’au-boutisme du personnage de « juste » du patriarche. Le motif de l’obstination est tout aussi lancinant chez Moïse, mais ce sentiment-là, Christian Bale est seul à le porter, dans une performance quasi-expressionniste faite de soliloques et de coups de sang. Toute à son exotisme de pacotille, la mise en scène platement illustrative de Scott est inopérante face au conflit moral qui consume Moïse entre le moment où il dirige l’armée de Pharaon et la théophanie du Buisson ardent. Plus grave, elle n’arrive pas davantage à imprimer le moindre souffle aux scènes d’action, si ce n’est le temps d’une poursuite en chars à bride abattue dont l’issue fatale est un régal pour les yeux. On aimerait en dire autant de la séquence des plaies d’Égypte, qui reste une terrible occasion manquée, accumulant les redites là où le même Scott, en d’autres temps, aurait su nous surprendre.
Une religiosité sans croyance
Avec Exodus, la religiosité qui irrigue depuis toujours la fiction américaine est devenue d’une littéralité aussi problématique qu’envahissante, comme l’illustre également le cas de Noé, premier volet d’une éventuelle franchise (David et Goliath seront-ils les prochains super-héros à être portés au grand écran ?). Ce repli timoré sur les textes sacrés n’empêche nullement ces adaptations de prendre toutes les licences qu’elles jugent nécessaires à la progression de leur récit. Et pour le spectateur qui ne se double pas d’un exégète, peu importe, à condition toutefois que cette liberté (qui n’en est ici jamais une) rende tangibles les deux piliers de la diégèse biblique : l’écrasante verticalité de la transcendance divine et la sauvagerie inouïe du monde de l’Ancien Testament, hanté par une violence primitive et une suprême déréliction contre lesquelles se dressent régulièrement une poignée d’élus. C’est peu dire que Scott passe à côté de ce programme-là. Gommant soigneusement toute aspérité, il propose en lieu et place un remake édifiant et pétri d’orientalisme du Hobbit, qui surenchérit dans le pompiérisme avec l’atroce navet de Peter Jackson. Vu dans une salle à moitié vide de Manhattan le premier soir de son exploitation, Exodus, véritable colosse de 140 millions de dollars aux pieds d’argile, s’est effondré au box-office américain. Où va le cinéma de Ridley Scott, disait-on ? Nulle part, tant que son désir n’aura pas retrouvé d’objet.