Toute la première moitié de Cartel produit l’effet étrange d’un principe de narration répété encore et encore — étrange parce rare dans un film de Ridley Scott, et parce que cela nous met dans une situation d’attente assez inconfortable. Passé une touchante scène de lit inaugurale, on assiste à une succession de dialogues entre des personnages multiples d’inégale importance mais étalant une distribution généreuse (aux stars à l’affiche, il faut ajouter, le temps d’une scène chacun, des apparitions comme Bruno Ganz en diamantaire, Edgar Ramírez en prêtre…), conversations enrichies à la métaphore, à la périphrase, au récit indirect (parfois agrémenté d’un flash-back, comme cette scène inédite de coït entre Cameron Diaz et le pare-brise d’une voiture). On y parle parfois de choses concrètes, mais à distance, soit par le « on dit que », soit comme des choses à faire mais qu’on recule. À la fin de certaines de ces conversations, un sursaut musical tente de nous alerter sur leur caractère d’avertissement et de mauvais présage — mais les personnages, eux, continuent leurs métaphores, leurs périphrases, leurs suggestions fières de suggérer — bref, ils aiment bien tourner autour du pot.
Tandis qu’ils dissertent sur l’inévitable corruption, sur le rapport entre sexe et argent, sur l’immoralité, le spectateur se voit partagé entre l’agacement devant l’étirement complaisant de ce que deux phrases — ou mieux : deux plans — auraient suffi à exprimer, et l’attente de savoir où ces gens veulent en venir avec leurs simagrées. Car toutes les circonvolutions suggestives des dialogues ne suffisent pas à distraire d’une évidence : durant cette première moitié de film, au-delà de la première scène de lit susmentionnée, il ne se passe pour ainsi dire rien. Ce ne serait pas si gênant si personnages, scénariste et réalisateur ne s’ingéniaient pas à brasser de l’air comme s’il se passait quelque chose. En vérité, il faut attendre que le film en vienne à l’action (meurtres à la chaîne, descente aux enfers) pour faire mine d’entrer dans le vif du sujet — et encore, le dialogue ne se départira-t-il toujours pas complètement de cette préciosité plutôt creuse, exagérant la hauteur et l’abstraction de ce qu’il raconte.
Le moins vif du sujet
Que raconte Cartel, au juste ? Ah oui : un avocat-conseil américain se compromet via des intermédiaires avec le cartel mexicain de Juárez. C’est plutôt un brave type, défendant par ailleurs des clients plus fréquentables, qui plus est filant le parfait amour avec une fiancée superbe qui ne se mêle pas de ses affaires ; son gros défaut, au fond, est de trop se croire à l’abri de la violence parfois extrême du milieu avec lequel il fraie. D’ailleurs, c’est un geste de largesse de sa part qui, par un concours de circonstances, va lui revenir en pleine poire et, à son corps défendant, lui ouvrir les yeux sur le mensonge de son confort moral. Cette morale de l’histoire, précisément — la compromission de la bonne conscience bourgeoise dans la criminalité la plus brutale — est limpide et pas si bête, mais tout se passe comme si les artisans du film étaient tellement imbus de cette leçon qu’ils en retarderaient l’issue en en tirant une illustration gorgée de verbe, mais manquant de nerfs.
Le scénario est signé par le romancier Cormac McCarthy (son premier scénario original). Il était prévisible qu’il soit encore empreint de la verve littéraire de son auteur, mais ce ne serait pas une gêne si Ridley Scott n’était pas, de toute évidence, séduit par elle au point de la laisser encombrer son langage cinématographique. Ce n’est pas la première fois que le cinéma peine avec McCarthy — concernant notamment le rendu de la dimension dialoguée, fabuliste de son écriture. Les frères Coen avaient rencontré le même écueil en adaptant le roman No Country for Old Men, les scènes de dissertation du « vieil homme » Tommy Lee Jones sur la déchéance humaine restant les moments faibles du film — et on n’oublie pas le ratage de James Franco se prenant les pieds dans le tapis du matériau littéraire de Child of God. Ceci dit, il était tout aussi prévisible que Scott se laisse aller à une telle préciosité — ce n’est pas nouveau pour lui non plus. Cartel rappelle un peu Mensonges d’État, dans cet écart entre l’action concrète servie avec professionnalisme et un vouloir-dire plus abstrait, trop abstrait, à la limite de l’anachronisme et du hors-sujet. Mais si Mensonges d’État parvenait à maintenir dans l’ensemble un semblant de nervosité pour ne pas se résumer à une coquille tout à fait vide, Cartel se vautre trop dans ses déclarations d’intelligence et de hauteur de vue pour reproduire une telle illusion.
Rihanna qui rira la dernière
C’est d’autant plus décevant que Scott, dans Cartel, ne se contente pas exclusivement de brasser de l’air. On voit bien qu’il y a deux ou trois petites choses qui le motivent à filmer, même secondaires, et qui touchent, comme son saisissement d’un vrai trouble dans une réaction humaine (voir notamment comment il rend Penélope Cruz émouvante, même dans un rôle bien sacrifié). Seulement, dès qu’il se réoriente vers son sujet d’ensemble, tout son talent de réalisateur et ceux qu’il a réunis autour de lui, acteurs (Michael Fassbender, comme toujours, est impeccable), scénariste ou techniciens, échouent à servir plus qu’une illustration plate et froide, même quand elle nous livre le spectacle d’acrobaties sexuelles, de fusillades et de décapitations. La fadeur se fait même agaçante quand Scott y invite des clins d’œil au clinquant bourgeois, d’un air de subversion tranquille auquel on ne croit pas un instant, par exemple en faisant de Cameron Diaz (correcte sans plus) un ersatz blond et impitoyable de la chanteuse Rihanna : saillies trop clinquantes elles-mêmes pour faire vibrer la coquille vide, téléfilm de luxe trop attaché à ses apparences d’intelligence pour en chercher une véritable.