Comment tourner la page de ses premières amours cinéphiliques ? Tentative de détachement critique avec le cas Ridley Scott, cinéaste obsédé par sa propre fin, mais qui, visiblement, peine à conclure, alors que se dévoile son projet sur le papier le moins stimulant à ce jour : Gladiator 2.
« Vous êtes le monde que vous avez créé, et quand vous disparaîtrez, le monde que vous avez créé disparaîtra également. (…) L’extinction de toute réalité est un concept que nulle résignation ne peut inclure. » Le dénouement de Cartel s’annonce ainsi : par quelques aphorismes prononcés au téléphone à l’attention du counsellor, le personnage incarné par Michael Fassbender, qui se trouve alors « à la croisée des chemins ». Cadré comme pris au piège de l’habitacle surchauffé de sa voiture poussiéreuse, l’avocat se voit obligé d’accepter les règles du jeu et ses conséquences : son épouse, présentée comme une oie blanche lors d’une langoureuse scène d’ouverture, termine par sa faute décapitée et jetée dans une décharge au détour d’un plan abrupt. Accepter les règles du jeu, accepter la mort et, au-delà, accepter le rien : jamais un film de Ridley Scott n’avait été aussi scottien dans le texte. La beauté de Cartel tient beaucoup à l’étrange rencontre entre le scénario de Cormac McCarty – riche en palabres alambiquées où l’on disserte jusqu’à plus soif sur son appétit insatiable (d’argent, de sexe et de pouvoir) – et la mise en scène riche en symboles de Ridley Scott, qui ménage une certaine vulgarité. De cette substance curieusement opaque et statique, Ridley Scott tire paradoxalement l’un de ses films les plus limpides, le dernier à faire perler de manière saisissante l’essence nihiliste de son cinéma. Pour tous ceux qui ont aimé Ridley Scott, ce film, l’un des rares de son auteur à se situer expressément au présent, constitue la fin idéale d’un voyage long de trente ans et de près d’autant de films. Alors que le frère et alter ego du cinéaste, Tony, disparaissait pendant le tournage, Cartel s’ouvre d’ailleurs par une bouleversante note funèbre. Un dernier salut au soleil couchant : Dieu est mort ! Le motif du disque solaire, invoqué régulièrement par Ridley Scott, a toujours eu des accents nietzschéens.
Cartel (2013)
L’œuvre de Scott ne s’achève malheureusement pas ici. Le cinéaste britannique, pris semble-t-il de la même angoisse que le héros de Cartel, s’évertue depuis à prolonger, encore et encore, ses mondes cinématographiques – la SF horrifique, les thrillers sarcastiques et surtout l’approche « mythologico-réaliste » de ses fresques historiques qui, sous couvert d’un faux vérisme, capitalisent sur le souffle épique des grandes épopées (Colomb, Robin des Bois, Moïse, Napoléon, etc.) Cette dernière veine est celle qui m’intéresse le plus ici, puisque c’est à travers elle que l’illusion scottienne m’est apparue et qu’elle se signale aujourd’hui comme le marqueur le plus cruel du délitement de son cinéma. Du sang, de la poussière et des soleils couchants : la surface roborative de son esthétique a au fond toujours masqué l’abysse existentiel sous-jacent. Ce vide auquel il faut aujourd’hui se confronter.
Ombre et poussière
Alors que Gladiator 2 pointe le bout de son nez, jamais Scott n’avait fait montre (dès le titre) d’un tel renoncement : si Exodus, Le Dernier Duel et Napoléon apparaissent à bien des égards comme des décalques affadis de ses œuvres précédentes, le cinéaste semble, pour la première fois, recroquevillé sur lui-même et en mal d’exploration, plus encore que d’inspiration. Que Scott refoule le sable du Colisée permet de poser une hypothèse : et si Gladiator contenait en germe, au début des années 2000, ce qui provoqua par la suite la stase de son cinéma ?
Pour celui qui s’est laissé griser par les atours séduisants du film, l’examen rétrospectif n’est pas aisé à mener : qu’est-ce qui cloche déjà dans Gladiator ? Fresque épique et virile traversée d’élans wagnériens, charpenté autour de moments de bravoure et de percées gores, le film insuffle pour autant un étrange sentiment général de dévitalisation. La matière même qui compose le néopéplum, cette lumière froide qui contraste avec les façades grises d’un Rome maquetté et les éclats crépusculaires des ciels numériques, semble poser un voile funèbre sur l’ensemble. La trajectoire résignée du héros sécrète plus encore une impression de désespoir. Enchaîné dans un théâtre de violence, il n’entrevoit qu’une fenêtre pour s’évader : ce « chez moi » aux allures d’au-delà auquel songe le gladiateur depuis le premier plan. Cette porte que l’on ouvre sur un champ fertile – expression visuelle naïve, s’il en est, du Paradis – constitue le seul et fragile horizon du film. Avec le recul, l’image traduit parfaitement l’appauvrissement qui menace la grammaire trop littérale de Scott. Il n’empêche que Gladiator, représente encore un point d’équilibre précaire entre les deux versants du programme scottien : le cœur noir de l’auteur romantique semble bien battre encore un peu sous les couches du grand spectacle lisse que le « bon artisan hollywoodien » cherche à orchestrer.
Le film tire son énergie d’un fond nihiliste présent depuis Les Duellistes. Les récits de Scott se font le théâtre de spirales de violence gratuite opposant sans raison des forces antagonistes ; elles structurent la trame de ces principaux succès (Alien, Blade Runner) et apparaissent presque à nu dans ses films mal aimés, mais passionnants, que sont Hannibal, La Chute du Faucon Noir, Kingdom of Heaven ou Cartel. Résigné face au déchainement de la brutalité, le héros scottien est un personnage creux, dépouillé de ses croyances et de ses espérances, attendant nu et fatigué le carnage qui ne manque pas d’advenir. Maximus apparaît comme un archétype : qu’ils soient accomplis au nom de « la grandeur de Rome », présentée comme décatie et corrompue, ou qu’ils obéissent aux règles brutales du Colisée, ses combats ne valent rien ; son mantra « force et honneur » se mue d’ailleurs en « ombre et poussière ».
Gladiator échafaude surtout une mise en scène de l’Histoire qui sert de matrice pour les fresques suivantes. Il est d’ailleurs frappant que, de la forêt germaine au premier siècle à celle de Sherwood au douzième, ou de la mer Rouge traversée par Moïse à la Russie chevauchée par Napoléon, le même vernis vériste (en l’occurrence grisaillant) donne à tous les « territoires du passé » investis par Scott une familiarité suspecte. Le cinéaste façonne des simulacres de mondes historiques, avec leur lot d’éléments réalistes extraits d’une documentation précise (exemplairement, son travail sur le Moyen Âge dans Robin Hood ou Le Dernier duel), qui ne concèdent rien à leurs visées essentiellement divertissantes : des braseros aux projectiles enflammés éclairant les mêmes brouillards bleutés, Scott cherche d’abord à faire de l’Histoire un perpétuel feu d’artifice. Dans Gladiator, l’enjeu historique affleure certes à travers quelques noms cités (Marc Aurèle, Commode), mais le sort de Rome tout entier est surtout ramené au caractère ludique des jeux du cirque : une suite de rounds que Scott filme comme autant d’évènements sportifs (de l’attente dans le vestiaire à l’extinction des feux dans le stade). Le film nous laisse d’ailleurs sur un plan de l’arène désertée, qui n’est pas sans convoquer l’image d’une coquille vide. Scott poursuit ainsi, en la poussant à son paroxysme, l’idée un peu simpliste, mais ouvrant sur un beau paradoxe, qu’il se fait du cinéma – cet art puissamment illusoire –, non sans acter la vacuité du spectacle hollywoodien, et par la même du sien : « Ne vous êtes-vous pas assez diverti ? » éructe le gladiateur.
Juste une illusion
D’illusions, il a toujours été question dans le cinéma de Scott, dont les films semblent, à leur meilleur, reposer sur un réseau d’images fortes et hallucinatoires figurant des paradis perdus ensevelis sous la crasse de la modernité humaine – que l’on pense au Los Angeles de Blade Runner, cette ville qui sommeille sous d’immenses cheminées, ou à l’île d’Hispaniola se dévoilant au regard occidental derrière un nuage qui passe dans 1492, Christophe Colomb. Cette perspective inclut également la forêt immaculée de Legend, féérie de couleurs scintillantes que menacent l’ombre et les fumées entourant le personnage de « Darkness ».
La dualité spirituelle, qui trouve son expression la plus visuelle dans la grammaire merveilleuse de Legend, n’en traverse pas moins l’essentiel de l’œuvre du cinéaste à travers une même recherche plastique. La saturation du cadre qui caractérise Scott – stratification des plans, collision d’éléments en tout genre, diffraction de la lumière – trahit autant un besoin irascible de chasser le vide qu’elle suppose la cohabitation de plusieurs niveaux de perception. Il en va ainsi d’un plan magnifique, qui vient cristalliser, dans une apparition, toute l’ambition de Kingdom of Heaven. Dans une séquence pivot, l’armée des Croisés vient, au milieu du désert, se mesurer en nombre à celle de Saladin. Elle apparait alors à l’arrière-plan, dans un mirage, loin derrière le héros scottien (sceptique et résigné, il va de soi) posté au premier plan. « L’armée de Jérusalem » se révèle alors dans un vague et trouble reflet, faisant miroiter l’image d’une foi brillante et intègre (cette immense croix dorée comme seul élément vraiment discernable), mais qui impose surtout, à mesure qu’elle se révèle, un poids symbolique dans le cadre : la figuration de sa puissance de frappe est synonyme de statu quo, et préfigure l’enlisement d’un conflit irrésoluble en Terre Sainte
Kingdom of Heaven (2005)
Chez Ridley Scott, nul secret n’est à déceler dans les plis du montage ; le sens se dévoile d’un bloc, par la seule puissance évocatrice des images, prises dans un rythme qui prolonge leur tonalité. À la charge du montage, de crescendo en decrescendo, d’appuyer la progression opératique de l’ensemble. Si la mise en scène de Scott est tributaire de l’intensité de ces visions extatiques, force est de constater que ses derniers films en sont dépourvues, sa boulimie frénétique pour les sujets monumentaux accouchant désormais le plus souvent de fades illustrations académiques. Le gigantisme toujours plus poussé semble un moyen de compenser la perte de vigueur de son esthétique : ses grandes batailles, fondues systématiquement dans le même moule depuis Gladiator, illustrent précisément l’immobilisme dans lequel est empêtrée son écriture. D’abord, le montage accompagne la mise en opposition des troupes et s’accélère lorsque les belligérants se rapprochent, pour exulter dans un entrechoc épileptique au sein duquel les coups pleuvent. Puis survient un décrochage soudain : les images ralentissent à l’excès, laissant au héros (et au spectateur avec) le temps de digérer la brutalité à l’œuvre, la crudité de la scène étant comme éludée. C’est que le vieux cinéaste britannique à l’appétit de cinéma insatiable – non sans évoquer le sourire carnassier qui conclut Cartel, on y revient – s’acharne depuis trop longtemps à ronger le même os. Sa filmographie récente ne tourne autour que d’une seule idée, dans un dialogue intra-hollywoodien dépassé : de la spectacularité de la violence à la vacuité de son spectacle.