Il faut peut-être mieux découvrir Le Dernier duel vierge de toute information historique (le fameux duel judiciaire Carrouges-Legris de 1386), bande-annonce, synopsis ou autre littérature promotionnelle, tant le film capitalise sur les glissements d’un scénario que Ridley Scott s’applique avant tout à déplier. Le film épouse une structure lointainement héritée de Rashōmon de Kurosawa, où une même trame est racontée de trois points de vue différents. Quand bien même chaque segment s’ouvre sur une mention laissant de prime abord la place à une ambivalence – « la vérité selon Jean de Carrouges (Matt Damon) », puis de même pour Jacques Legris (Adam Driver) et Marguerite de Thibouville (Jodie Comer) –, l’impératif de la vérité intéresse au fond assez peu Scott et ses scénaristes, Matt Damon, Ben Affleck (qui joue par ailleurs le comte d’Alençon) et Nicole Holofcener. En témoigne une faute impardonnable de scénario et de mise en scène : au moment où s’amorce la troisième partie, l’apparition du titre « la vérité de Marguerite de Thibouville » s’accompagne d’une légère altération qui le distingue des deux autres. Le nom de l’épouse de Carrouges s’estompe, pour ne laisser plus de place qu’à « la vérité ». Effet qui, littéralement, vient surligner l’horizon du film : dans ce conflit autour du viol présumé de Thibouville par Legris, ce sont la parole et le point de vue de la principale intéressée qui doivent primer.
Difficile de ne pas voir dans ce parti pris une forme de récupération un peu grossière de la parole libérée par #MeToo, et une manière pour Scott, dont la sortie du dernier film avait été escamotée par la présence d’un Kevin Spacey devenu indésirable, mais aussi quelque part pour Matt Damon, dont l’ambiguïté de sa réaction à la chute d’Harvey Weinstein avait été pour le moins mal reçue, de rattraper leur retard sur l’époque avec une fiction ouvertement féministe. On peut toutefois trouver un double intérêt à la démarche. D’abord, comme on l’a dit, parce que le film substitue un récit à un autre : il faut en premier lieu passer par une version « officielle », celle de Carrouges, qui adopte la facture d’une fable chevaleresque classique où un homme seul et juste fait face à une loi et un ordre inique, pour que se dessine, d’abord par touches puis de manière plus franche, le portrait à charge d’un système patriarcal. Ensuite, car la chose implique un jeu de montage, en coupant ici telle scène pour la montrer plus tard, ou en opérant à distance des jeux de champs-contrechamps, pour mettre en scène le regard de chacun sur un même événement.
Mais il faut bien entendre, encore une fois, que le dispositif vise moins l’ambivalence (pourtant le fin mot de cette affaire, sur laquelle il persiste un doute d’un point de vue historique) qu’à énoncer un constat, qui ne manque certes pas de pertinence : pour maintenir leur position dominante, les hommes sont obligés de se raconter des histoires à eux-mêmes et aux autres – comme l’illustre la parade du vainqueur, et l’édification d’une légende que le film ambitionne de lézarder pour redonner à Thibouville une place centrale. À l’exception de quelques détails (l’origine d’une charge meurtrière, un banquet qui tourne aigre, un baiser différemment interprété par les protagonistes), les disparités du montage selon le point de vue adopté nourrissent dès lors avant tout un équilibrage parfois laborieux. Car pour que le film tienne, le scénario doit ménager une certaine équité négative des deux figures masculines, entre le prédateur sexuel et mari brutal finalement abject. D’où que le récit soit obligé de passer en force par endroits, ou d’inventer à Marguerite de Thibouville des qualités pour lui donner plus de substance et d’indépendance (elle se relève par exemple une excellente gestionnaire en l’absence de son mari). En bref, la finalité discursive finit par escamoter un scénario déjà structurellement trop didactique et scolaire (thèse, antithèse, synthèse). Il faut dire enfin que Scott ne parvient pas à se départir de l’académisme qui caractérise ses productions depuis Cartel (et rappeler à l’occasion qu’il est l’un des pères de cette esthétique médiévale passe-partout devenue le mètre étalon du genre, cf. Game of Thrones) et dont se dégage un certain cynisme confirmant le manque d’authenticité de cette allégorie, souvent pataude, d’un monde post-Weinstein.