Si on lui retire sa silhouette légendaire, son destin romanesque et ses lauriers nationaux, que reste-il au juste de Napoléon ? C’est la question au cœur du film que Ridley Scott consacre à l’Empereur (joué par Joaquin Phoenix), jusque dans son ultime (et beau) plan final, où le personnage s’éclipse sans panache du cadre et, plus loin, de la grande Histoire. La conclusion est assez féroce : de l’homme, il ne resterait en définitive rien, sinon le souvenir de pertes humaines colossales dont il est le responsable. Cette dernière image dépeuplée, organisant la disparition de l’omnipotent tyran, n’est pas sans détonner à l’échelle du travail récent du cinéaste, devenu le dépositaire d’un style monumental et opératique sonnant désespérément creux. C’est dans une logique soustractive que Scott évoque cette fois la vie d’une grande figure historique. En concentrant la biographie napoléonienne autour de la relation toxique de l’Empereur avec sa première épouse, Joséphine (Vanessa Kirby), il semble vouloir creuser un autre sillon que celui la reconstitution pharaonique, son obsession principale et inféconde depuis au moins Kingdom of Heaven.
La momie…
Si les grandes batailles napoléoniennes – les pyramides, Austerlitz, Waterloo – charrient évidemment à l’écran leur lot de foules gigantesques et génèrent ces plans rendus illisibles par l’agitation de corps s’affrontant, fort est de constater que le système scottien s’affirme ici curieusement dépassionné. À l’instar de l’Empereur, qui déroule son plan de bataille d’Austerlitz avec un détachement inhumain (une culpabilité soulignée par ce geste répété avec dédain : il se bouche les oreilles pour mieux se préserver de la boucherie), Scott dirige sa batterie de caméra avec distance et froideur — la grisaille comme le glacis numérique qui font le sel de ses productions historiques se présentent d’ailleurs ici comme une enveloppe à propos. Les batailles ne suscitent plus ni désir ni passion : elles se gagnent puis se perdent en une poignée de plans étonnamment presque économes, l’hagiographie militaire de Bonaparte étant ramenée à quelques parties d’échec observées majoritairement de loin, en épousant le point de vue surplombant du stratège. La campagne d’Égypte se résout ainsi en deux coups de canon bien sentis (l’un dans la tête du chef mamelouk, l’autre sur le sommet de la pyramide de Khéops), tandis que l’unique instant de grâce accordée au général en chef, une chevauchée au ralenti, n’est qu’un trompe‑l’œil, une fausse note épique entérinant ironiquement le désastre de la campagne de Russie. Même Austerlitz et Waterloo, les deux morceaux de bravoure apparents du film, sont assimilées à de simples lignes droites narratives.
En cela, Scott semble bien vouloir déboulonner le « génie militaire » de son personnage, immortalisé dans la mémoire collective comme toujours sur son cheval, supervisant ses savantes manœuvres. C’est d’ailleurs en cavalier pilonné que Bonaparte, alors jeune capitaine, est d’abord représenté à Toulon, puis en piètre destrier grimpant péniblement sa monture, lorsque l’Empereur vieillissant se lance, sans envie, dans une dernière cavale à Waterloo. Plus largement, Joaquin Phoenix s’empare du personnage avec un déficit de verve, de courage et de charisme, au point de livrer une prestation si désinvestie qu’elle tend au grotesque. Il faut le voir, au début du film, arborer sa mine hagarde comme s’il ne pipait mot aux soubresauts de l’Histoire française (dans une version pourtant considérablement simplifiée) se déroulant sous ses yeux. Cette incarnation de Napoléon, dont le destin s’écrit presque malgré lui, apparaît comme une silhouette mythifiée mais sans âme, une enveloppe historique aussi creuse que la momie qu’il contemple lors de la campagne d’Égypte, épisode clef de sa légende dorée. Le plan en question, qui met à égalité la morgue du général et le regard mort du pharaon, pourrait d’ailleurs être un commentaire ironique figurant l’irrévérence avec laquelle Scott fait face à l’imposante histoire napoléonienne. Un mauvais geste et tout tombe en poussière.
… et le vieux grognard
Si voir Scott évider de la sorte la légende napoléonienne de sa substance a quelque chose de grisant ou de vertigineux (voire, on l’imagine pour certains, de révoltant), reste à savoir par quoi il la remplace. Par bien peu de chose, serait-on tenté de répondre, au regard de la délectation avec laquelle le cinéaste (et Phoenix évidemment, jamais le dernier pour jouer les gros bébés – le récent pensum Beau is Afraid en est le plus douloureux témoignage) réduit la figure historique à son inénarrable immaturité et à son obsession pour Joséphine de Beauharnais, incarnation des angoisses œdipiennes de l’empereur. C’est d’ailleurs en fornicateur fébrile et jaloux que Napoléon trouve sa seule vérité, en révélant au passage la violence de sa nature : une claque donnée à son épouse terrorise davantage que l’impassibilité du général devant le spectacle des corps de soldats et de civils massacrés sous ses boulets. Échafaudé autour de cette liaison — les échanges épistolaires rythment la bande sonore qui accompagne les principaux temps de l’épopée napoléonienne —, le récit de la Grande Histoire, pourtant soutenu d’une armada de cartons explicatifs, est rendu illisible par un montage faisant de l’ellipse son principe moteur.
La frivolité exacerbée et jouissive avec laquelle Ridley Scott maintient un temps son geste de reconstitution historique — dans une France révolutionnaire de pacotille où la République est soufflée dans un grand éclat de rire et le retour à l’ordre dictatorial acté avec dérision (« shall we vote ? ») — a de quoi surprendre. Elle témoigne d’une certaine forme de lucidité, le Britannique se détachant alors de son rôle de « faiseur » pour mieux s’assumer comme le cinéaste du factice et du vide qu’il est véritablement. Reste que le vieux grognard est aussi inconstant qu’immodeste : le voilà bien vite repris par le ton sérieux des tableaux imposants et fades émaillant sa filmographie, avant de tourner le dos, dans le dernier tiers, à cette apparente désinvolture singularisant son approche pour figurer plus platement l’épilogue du règne de l’Empereur. Quand Scott se drape ainsi dans ses habits de peintre académique, il ne reste alors plus grand-chose à sauver.