« Et si Hitchcock s’était trompé ? » Ce sont les premiers mots et le titre, percutant et provocant, du dernier ouvrage de Pierre Bayard, dans lequel il propose une contre-enquête à celle menée par Jeff (James Stewart), Lisa (Grace Kelly) et Stella (Thelma Ritter) dans Fenêtre sur cour, sorti en 1955. Ce n’est pas la première fois que l’auteur, par ailleurs psychanalyste et professeur de littérature (on y reviendra), se frotte à ce type d’exercice. Publié aux Éditions de Minuit, Hitchcock s’est trompé s’inscrit dans la série des « critiques policières » signées Bayard, parmi lesquelles figurent entre autres Enquête sur Hamlet, L’Affaire du chien des Baskerville ou encore Œdipe n’est pas coupable. Le principe est toujours le même : reprendre un mythe ou une œuvre de fiction célèbre pour en retourner la conclusion comme un gant. À chaque fois, le coupable ou la victime n’est pas celui ou celle que l’on croit, car l’enquête n’a pas été correctement menée : le dossier, à la manière d’une cold case, doit être rouvert pour faire l’objet d’une nouvelle expertise. La structure d’Hitchcock s’est trompé épouse une fois encore cette trajectoire. Le premier chapitre retrace le déroulement de l’intrigue, pour récapituler, comme dans toute enquête policière, les faits tels qu’ils nous sont présentés. Intitulé « Contre-enquête », le deuxième vise quant à lui à révéler les contradictions et l’absurdité de l’investigation du photographe qui, dans son « euphorie interprétative » (p. 77), suspecte l’un de ses voisins (M. Thorwald) d’avoir assassiné sa femme. Les deux derniers reconduisent également cette dialectique d’enquête/contre-enquête, mais en procédant différemment : invitant à revoir le film d’Hitchcock sous un autre angle, le troisième chapitre revient sur les analyses déjà existantes de Fenêtre sur cour (notamment celles d’Eric Rohmer et de Claude Chabrol, mais aussi de Jean Douchet) qui, selon Bayard, se sont trompées de piste en privilégiant la thèse du voyeurisme à celle de la paranoïa. Quant au quatrième, il propose enfin d’enquêter sur le meurtre de la « victime invisible » (p. 140) du film, négligée depuis soixante-dix ans par la critique et le public, dont toute l’attention s’est portée, comme celle de Jeff, sur les gestes suspects de M. Thorwald. Convaincante sur le papier et excitante au regard de la stature de Fenêtre sur cour (probablement l’un des films les plus décortiqués de l’histoire du cinéma), l’analyse à laquelle se livre l’auteur prend toutefois le risque d’apparaître elle aussi biaisée. Et si Bayard s’était trompé ?
Trompe‑l’œil
Il faut commencer par détricoter le titre, volontiers aguicheur, de l’ouvrage. Si l’on en croit Bayard, ce n’est pas vraiment Hitchcock qui se serait fourvoyé (l’auteur pointe d’ailleurs combien le cinéaste n’a cessé de disséquer, dans ses films, le mirage des apparences), mais plutôt les personnages et l’audience de Fenêtre sur cour. Le livre recense de fait davantage les erreurs de Jeff ainsi que les limites des lectures critiques livrées par le passé. En ce qui concerne les fautes du personnage, dont la frénésie analytique contamine également ses comparses au mitan de l’intrigue, le constat ne fait guère de doute : Bayard dresse avec une certaine acuité les nombreuses incohérences et déductions hâtives auxquelles se livre le photographe, qui projette au sens littéral et figuré sa propre angoisse de l’union maritale (Lisa veut l’épouser, mais il tente par tous les moyens de l’en dissuader) sur ce couple vivant en face de chez lui et auquel il imagine un destin funeste. Sur ce point, l’argument de Bayard apparaît pertinent, sans être néanmoins surprenant pour qui connaît bien la filmographie d’Hitchcock et la crédulité maladive de ses personnages masculins : en dépit de la conclusion du film, qui suggère la culpabilité de M. Thorwald sans qu’aucune preuve ne soit donnée, l’enquêteur a effectivement inventé un crime à partir d’indices maigrelets et de suppositions facilement réversibles.
Jeff s’est donc bien trompé. Mais qu’en est-il de Rohmer, de Chabrol ou encore de Douchet, pour qui Fenêtre sur cour met avant tout en scène un regard voyeuriste reflétant celui des spectateurs et spectatrices ? Selon Bayard, cette thèse du « double voyeurisme » (p. 101) partagé entre Jeff et l’audience, qui a notamment pavé la voie aux analyses féministes du cinéma d’Hitchcock (Laura Mulvey, Tania Modleski), nous entraînerait dans la mauvaise direction car Jeff ne serait pas tout à fait atteint par cette « affection pathologique » (p. 103). Le principal vice de l’ouvrage, qui privilégie la psychanalyse à l’analyse filmique, se noue ici. Dénué d’illustration à l’exception d’un seul croquis inaugural esquissant la cour dans laquelle se déroule l’intrigue, le livre est d’obédience ouvertement psycho-littéraire (Freud y est cité à plusieurs reprises). C’est la première fois que Bayard signe la « critique policière » d’un film et la chose se voit : l’auteur ne se frotte que trop rarement à la mise en scène, et décrète rapidement que la question du voyeurisme serait en réalité ici secondaire (il lui préfère, comme indiqué plus haut, celle de la paranoïa). Or Rohmer, Chabrol ou Douchet ne convoquent pas la notion de voyeurisme dans une logique strictement psychanalytique, mais l’envisagent plutôt comme un principe de mise en scène qui livrerait une allégorie du dispositif cinématographique. Caractériser pathologiquement le personnage de Jeff à partir des informations narratives transmises s’avère, dans le cadre de l’analyse filmique ou de l’histoire des formes cinématographiques, un brin accessoire. En d’autres termes, Douchet et Bayard ne parlent pas tout à fait de la même chose et il apparaît assez incongru, d’un point de vue rhétorique, de s’opposer à des analyses préexistantes qui ne partagent pas exactement le même objectif.
Le biais de cadrage
La manière dont Bayard mobilise certains concepts (avec un lexique dédié à la fin du livre) confirme la place souvent trop imposante que prend la psychanalyse dans l’examen du film, dont la nature cinématographique est souvent mise au second plan. Il en va ainsi du « biais de cadrage » (p. 124). Emprunté aux sciences cognitives, Bayard le définit comme « la propension à être influencé‑e par la manière dont un problème nous est présenté » (p.171) et l’utilise pour expliquer à quel point la perception de Jeff est biaisée par la question qu’il se pose très tôt dans le récit (y a‑t-il eu meurtre ?). La manière dont le concept est formulé invitait pourtant, de manière assez évidente, à une réappropriation filmique qui aurait permis à Bayard de recentrer son analyse sur la question du cadrage et du plan, qui pose en lui-même toujours problème et biaise le regard que nous posons sur le monde. Puisque tout champ s’accompagne au cinéma d’un hors-champ bien plus vaste, alors le principe d’« indécidabilité » (p. 62) qu’évoque Bayard à propos du récit devrait aussi (et surtout) concerner les « biais de cadrage » induits par le dispositif de vision fragmentée de Fenêtre sur cour. Le film n’offre en effet qu’un échantillon de points de vue parcellaires sur les différents appartements, dont on ne voit qu’une infime partie. Le trajet du film consiste quelque part à décupler progressivement le regard initial (de Jeff à Lisa, puis de Jeff à Stella) pour réduire ces différents « biais de cadrage » et lever le voile sur certaines zones restées hors champ. C’est notamment le cas lorsque Stella prend dans ses mains l’objectif photographique de Jeff (qu’elle appelle « le trou de serrure portable ») et détourne l’attention du groupe vers le personnage de « Cœur solitaire », qui s’apprête à l’étage inférieur à se suicider. Avant que l’appareil (et avec lui la focalisation du regard) ne change de main, le trio d’enquêteurs se montrait trop obsédé par un crime fantasmé pour remarquer qu’un autre drame, pourtant bien réel, se jouait parallèlement en contre-bas.

L’absence d’analyse filmique au sein de l’ouvrage se révèle d’autant plus regrettable au regard du sillon que trace l’auteur : si Bayard s’attache avant tout au scénario, le twist de sa contre-enquête (que l’on s’apprête à révéler pour les besoins de notre développement) pose justement cette question cinématographique d’un regard biaisé sur le monde. Dans Hitchcock s’est trompé, le « véritable » meurtre de Fenêtre sur cour n’est pas celui de Mme Thorwald, mais d’un chien, « Puppy », dont le cadavre est retrouvé dans la cour à la moitié du film. Le premier crime, qui a lieu hors champ et reste factuellement hypothétique, a occupé la plupart des commentaires sur le film, tandis que le second, lui bien avéré, est resté paradoxalement « inaperçu jusqu’à ce jour » (p. 141). Dans un dénouement antispéciste, Bayard met habilement en lumière cette négligence et s’attelle à résoudre le meurtre du canidé, qui selon lui n’a pas été commis par M. Thorwald, au contraire de ce qu’affirme Jeff dans le film : « L’amour inconscient que portent les êtres humains aux histoires criminelles et notre désintérêt général pour la cause animale font qu’une enquête absurde est menée tout au long du film à propos d’un cadavre inexistant, au détriment du seul cadavre réel, pourtant bien là sous les yeux aveuglés de tous » (p. 162). Dommage que la question ne soit pas posée, une fois de plus, en des termes filmiques mais seulement littéraires, l’auteur donnant de manière symptomatique des références romanesques au moment d’évoquer les « droits esthétiques » (p. 141) accordés aux animaux dans la fiction (Colette, Arthur Conan Doyle, Roman Gary, Wajdi Mouawad) ou de résoudre le meurtre de Puppy (Edgar Allan Poe, Gaston Leroux, Agatha Christie, John Dickson Carr).
Si Pierre Bayard a donc en partie raison sur le fond de l’affaire – le meurtre véritable de Fenêtre sur cour a été ignoré par la critique et le public depuis sa sortie –, il s’est en revanche trompé de forme. Synthèse ludique du suspense hitchcockien, fictionnalisation du voyeurisme cinématographique, cas d’étude passionnant sur les interactions genrées à l’écran, symptôme d’une paranoïa généralisée et d’un spécisme banalisé : Fenêtre sur cour est tout cela à la fois, mais reste un récit avec des images en mouvement. C’est d’ailleurs par un mouvement que Hitchcock semble nous mettre sur la bonne voie… de la conclusion animalière de Bayard : dès le panoramique inaugural de Fenêtre sur cour, la première figure à apparaître est un chat qui se fait le relai de la caméra, dont le regard-félin ne cessera ensuite de sauter de balcons en appartements. De cette entrée en matière, pourtant raccord avec son objet d’étude, Pierre Bayard n’en fait pas mention.
