La belle actualité de ces dernières semaines autour d’Alfred Hitchcock – avec une rétrospective intégrale organisée à La Cinémathèque Française et la parution de Hitchcock, la totale, dirigé par Bernard Benoliel (édité chez E/P/A) – nous donne l’occasion de revenir sur un pan toujours mal aimé de sa carrière : ses films tardifs. Si Pas de printemps pour Marnie est aujourd’hui reconnu comme l’une des pièces majeures de sa filmographie, les dernières œuvres du cinéaste (du Rideau déchiré à Complot de famille) continuent de faire l’objet d’une indifférence polie ou d’un intérêt relatif pour les restes d’un style qui connaît, il est vrai, un certain nombre de transformations au mitan des années 1960. Hitchcock perd alors plusieurs de ses collaborateurs réguliers, du chef-opérateur Robert Burks au monteur George Tomasini, en passant bien sûr par Bernard Herrmann à la musique, avec lequel le réalisateur se brouille lors de la production du Rideau déchiré.
L’échec de Marnie change également la donne concernant les acteurs : Paul Newman et Julie Andrews lui seront imposés pour Le Rideau déchiré, tandis que les films suivants seront portés par des interprètes moins en vue (en particulier Frederick Stafford, qui tient le premier rôle de L’Étau). Ces difficultés, combinées à la mauvaise réception des films et à un ralentissement du rythme de travail d’Hitchcock (quatre films de 1966 à 1976, contre sept et une dizaine d’épisodes de la série Alfred Hitchcock présente sur la période 1956 – 1966), nourrissent l’image d’une période correspondant à un déclin manifeste. Dépossédé de ses parures, de la flamboyance de ses couleurs, de ses égéries blondes et des compositions d’Herrmann, Hitchcock ne plaît plus. Ces quatre films en queue de comète, éloignés du style caractéristique de « l’âge d’or hitchcockien » (de 1954 – Le Crime était presque parfait et Fenêtre sur cour – à 1964), ne tiennent dès lors plus que sur la vigueur de l’écriture du cinéaste, qui gagne quelque part en radicalité à mesure qu’elle se dépouille.
Étude de l’action
Quelle forme prend au juste cet « Hitchcock à l’os » ? On pourrait d’abord envisager les films dans la stricte continuité des titres précédant Le Rideau déchiré (La Mort aux trousses, Psychose, Les Oiseaux, Marnie), où l’élaboration du suspense, impliquant un partage de la connaissance des tenants et des aboutissants avec le spectateur, se couple avec une extrême patience dans la construction des situations, qui s’étendent dans le temps, avant l’effusion de violence (la longue scène des Oiseaux où Melanie dépose les inséparables dans la maison de Bodega Bay) ou après (le nettoyage de la chambre de Marion Crane dans Psychose). Il en va de même pour Frenzy. Si cette variation sur Psychose (il s’agit là encore de l’histoire d’un fils à maman tuant compulsivement les femmes qu’il désire) se révèle économe dans la mise en scène des meurtres (une occurrence visible à l’écran, certes longue, contre trois autres se déroulant hors-champ), elle consacre en revanche sa plus longue séquence à la récupération d’un effet personnel appartenant au tueur qu’une de ses victimes a arraché et gardé dans sa main. Frenzy vaut de fait surtout pour la manière avec laquelle l’art hitchcockien de la séquence est retourné comme un gant, comme en témoigne l’assassinat du personnage féminin principal, figuré par l’ascension puis la descente d’un escalier, que le cinéaste filme en plan-séquence et avec un mouvement d’appareil pour le moins complexe. Le temps et son écoulement deviennent plus que jamais le moteur des scènes, au point qu’ici la matérialité de ce qui s’y joue compte moins que la durée des choses. Un peu avant, Hitchcock filmait déjà la découverte d’un cadavre dans un bureau en restant devant la façade de l’immeuble : un homme en sort, une femme y entre, un cri retentit, deux passantes sursautent. Plus qu’un virage possible vers la « modernité » (Hitchcock ne s’est-il pas au fond rapidement révélé être un cinéaste plus moderne que classique ?), il faut davantage voir dans l’épure des modalités du suspense, réduites à la portion congrue, la poursuite d’une étude de l’action et d’un dépliage de sa matière, servant des fictions où le faux règne en maître.
The world is a stage
Le Rideau déchiré s’affirme à ce titre comme un Hitchcock majeur, à cheval entre la « grande période » et la dernière partie de l’œuvre, un film où il est bien entendu moins question du « rideau de fer » que du rideau rouge théâtral derrière lequel la vie se voit doublée pour le plaisir du spectateur.
C’est probablement dans la longue séquence où le professeur Armstrong (Paul Newman) tente d’échapper à la surveillance d’un policier que le cœur du film se met à nu : l’Allemagne de l’Est s’apparente à une gigantesque scène au centre de laquelle se trouve ce héros ambigu, dont on ne sait à ce moment de l’intrigue s’il a véritablement trahi sa patrie pour rejoindre l’URSS. Hitchcock télescope deux situations ne reposant pas à proprement parler sur un suspense, mais qui portent chacune une tension dramaturgique : d’abord une filature, puis un trajet vers une destination inconnue. La simplicité de ces enjeux nourrit une mise en scène où le savant entretient, dans des plans de demi-ensemble, un rapport ambivalent à l’espace : surcadré ou enserré, il apparaît comme pris dans un piège prêt à se refermer sur lui (le musée qu’il traverse ressemble d’ailleurs à un labyrinthe), tout en suivant une trajectoire bien précise, qui implique de traverser des décors donnés à voir comme tels. Cadres dans le cadre ou substituts de planches qu’Armstrong arpente latéralement, ils sont le théâtre où il doit jouer son rôle.
Si la séquence part d’un espace par essence artificiel (le musée, lieu du réel doublé par les sculptures et tableaux, cf. Vertigo, figuré à partir de nombreux fonds peints), elle se termine en revanche à ciel découvert, dans une petite ferme où le découpage de l’espace comme une scène théâtrale se poursuit jusqu’à ce que le personnage, dans un dialogue, dévoile au spectateur que sa défection n’est qu’une supercherie. Ce n’est qu’alors que le film pourra, effectivement, renouer avec le suspense et envisager Armstrong toujours comme un acteur, mais un acteur désormais du côté du public, comme le confirme cette scène extraordinaire où, caché dans une salle d’opéra, il retourne à son avantage les puissances du faux (des flammes factices sur la scène), en criant à l’incendie afin d’échapper aux policiers qui le prennent en tenaille.
Suivre la couleur
Preuve (outre ce plan incandescent) que la défection de Robert Burks ne change pas fondamentalement le rapport privilégié que le cinéma d’Hitchcock entretient avec la couleur, la mise en scène de L’Étau et de Complot de famille repose en partie sur une intrigue chromatique. Ces deux films, parmi les plus sous-estimés du cinéaste, témoignent pourtant de la précision avec laquelle Hitchcock élabore sa découpe et envisage son écriture comme un mouvement guidant la progression du récit. L’Étau, où se déploie une enquête visant à démanteler un réseau d’espionnage, met ainsi en scène, au cours d’une séquence là encore longue et méticuleuse, un agent martiniquais qui se fait passer pour un journaliste du magazine Ebony, et fait donc de sa couleur de peau une couverture. La séquence, qui le voit finalement se réfugier dans la boutique florale qu’il tient pour masquer ses opérations, se conclut sur un arrangement funéraire. Cette alliance du vert et du violet, couleur du deuil, jouera un rôle fondamental dans la suite de l’intrigue, et notamment dans l’issue des relations sentimentales d’André Devereaux, le personnage principal, un agent français en fonction aux États-Unis et à Cuba. D’abord lorsqu’il fait ses adieux à son épouse, qui le soupçonne de le tromper (elle le quittera d’ailleurs à l’issue de cette scène). Le mariage des couleurs (le violet de la robe sur le vert des escaliers) est alors rejoué, avant que l’espion, lançant un dernier regard vers sa femme, ne voit plus que son ombre se glisser à l’étage. Puis, plus loin, lorsque Juanita, sa maîtresse cubaine et responsable d’un réseau clandestin, agonise dans les bras d’un militaire. Non seulement le mauve (la robe) entretient à nouveau un rapport mortifère au vert (l’uniforme), mais de plus les dalles, sur lesquelles s’affaisse doucement la morte, reproduisent le motif de la croix florale. Une couleur s’ajoute par ailleurs dans cette scène charnière : le rouge du sang de Juanita, dont les mains de son assassin sont salies. Cette nouvelle triade de couleurs se verra reconduite au moment de révéler l’identité du grand antagoniste du film, par ailleurs ancien rival amoureux (tout se tient) de Devereaux. Joué par Michel Piccoli, Jacques Granville, vêtu d’une robe de chambre pourpre et d’un foulard mauve, allume un cigare vert (cubain, naturellement).
Complot de famille, encore plus nettement, repose sur un principe analogue : la scène d’ouverture montre une spirite, Madame Blanche (!), apparaître dans une boule de cristal teintée de vert. Le spectateur, contrairement à sa cliente, découvre rapidement qu’il s’agit d’une supercherie : Blanche est aussi médium que son partenaire, George (joué par Bruce Dern), est détective – il est en revanche réellement chauffeur de taxi, comme en atteste la voiture rouge qu’il conduit. Tout le long du film, le vert se verra associé à la duplicité : vert de la voiture de Maloney, le sous-fifre du diabolique Arthur Adamson, mais vert aussi du tuyau qui recouvre le faux mur de briques rouges où Adamson enferme les personnalités qu’ils kidnappent pour obtenir en rançon de précieux diamants.
Plus qu’un signe, la couleur joue surtout un rôle dynamique, comme dans la toute dernière séquence (et la dernière filmée par Hitchcock) où George, en cherchant Blanche, prisonnière d’Adamson, suivra littéralement sa trace – une coulée de peinture blanche qui dépasse de la porte du garage, puis quelques gouttes de sang qui maculent son sac.
Comme dans Le Rideau déchiré, le couple s’en sortira en retournant le décor à son avantage, ce que pointe une bascule très étonnante dans l’économie du suspense hitchcockien. Si les quinze dernières minutes brossent une situation unique dépouillée de la moindre ellipse, cette dernière est toutefois construite en deux temps bien distincts : dans la première moitié, George pénètre dans la maison d’Adamson sans savoir que ce dernier est sur le chemin du retour (ce que révèle un bref montage parallèle conférant à la scène son suspense), tandis que la seconde partie se concentre sur Adamson et sa complice, qui vaquent à leurs affaires, ne se doutant guère que George traîne dans les parages et que Blanche n’est plus inconsciente dans sa cellule. On peut lire dans ce savant jeu de dynamiques croisées l’appétit toujours intact d’Hitchcock, son goût pour le jeu, aussi, au fondement de son art. Le Rideau déchiré, Complot de famille, L’Étau et Frenzy ne sont guère les œuvres d’un maître déclinant, mais plutôt celles d’un cinéaste qui, au crépuscule de sa carrière, travaille sa forme plus librement. Il serait temps de leur donner la place qu’elles méritent.