Les Amants du Capricorne est-il bien le « chef‑d’œuvre inconnu » que décrivait Jean Domarchi dans les colonnes des Cahiers du Cinéma en 1954 ? On serait tenté de répondre par l’affirmative, tant le film fait preuve de finesse dans son écriture et pousse jusque dans ses derniers retranchements le romantisme hitchcockien. Ce mélodrame, l’un des rares de son auteur, s’articule autour de la figure de Lady Henrietta (Ingrid Bergman) qu’Hitchcock filme d’emblée, au cours d’une scène de réception mondaine, comme un fantôme entretenant un rapport problématique avec l’espace.
La femme-fantôme
Henrietta, c’est d’abord un nom inscrit sur un marque-place, à l’occasion d’un dîner organisé par son mari Sam Flusky (Joseph Cotten) où différents notables sont invités. Une anomalie perturbe toutefois l’événement : la femme de Sam, comme celles de ses convives (qui ont toutes trouvé une excuse pour ne pas venir), est absente. Suivant les indications des porte-noms qui les placent aux côtés de leur conjointes, les hommes se voient ainsi installés près d’une chaise vide. La venue progressive des visiteurs est filmée en plan-séquence – dont le film abonde – où Charles Adare (Michael Wilding), cousin du nouveau gouverneur de Sidney, sert de pivot à la caméra qui passe ainsi du vestibule à la table. Son mouvement s’achève sur un gros plan de Sam qui entend, en hors-champ, un brouhaha annonçant la venue de Henrietta. La jeune femme, alors face à l’assemblée des hommes attablés, semble pourtant encore nimbée de l’absence qui la caractérisait jusqu’alors. La caméra morcelle en effet son corps dont on ne voit que les pieds, puis le buste lorsqu’elle vient poser ses mains sur les épaules de son époux. Un recadrage dévoile alors son visage, d’une pâleur quasi-spectrale, que sa démarche et son allure diaphane finissent par rapprocher de l’apparence d’un fantôme.
Elle s’installe aux côtés de Charles, en lequel elle reconnaît son ami d’enfance. L’évocation de leur passé commun contrecarre là encore la pleine présence d’Henrietta, très affaiblie, comme en témoigne la brièveté de son passage en compagnie des invités. Cet échange aura permis entre-temps de poser, en un champ-contrechamp évocateur, les enjeux du film. Champ : au premier plan, deux bougies sur un candélabre redoublent figuralement la position spatiale de Charles et Henrietta (l’un en face de l’autre). Contrechamp : Sam, à l’autre bout de la table, fait lui aussi face à un candélabre qui l’isole dans le plan. Il est encadré par les deux bougies qui évoquent, dans cette disposition, les cornes d’un démon, d’autant plus qu’il porte sur son habit des motifs de flammes.
Ce plan et le mystère qui entoure la relation du couple Flusky présenteraient dès lors Sam comme le geôlier de son épouse, tenue prisonnière à l’étage de la demeure, ce que suggère le titre original, Under Capricorn. Le film dévie toutefois de cette voie à mesure de son déroulement pour se recentrer sur une histoire d’amour rendue tragique par la mise en scène : Sam et Henrietta, pourtant mariés, se voient incapables d’occuper le même espace, d’où l’opposition qu’organise le champ-contrechamp ou encore le morcellement du corps d’Henrietta, dont le visage ne cohabite jamais avec celui de Sam dans un même cadre. Le plan-séquence suivant la soirée ménage ainsi des allers-retours entre le rez-de-chaussée, où Charles s’entretient avec Sam, et l’étage où se trouve la chambre de Henrietta. Sam serait donc bien le personnage « Under Capricorn », entouré des deux bougies qui pourraient, dans le triangle amoureux qu’elles présagent, mettre en péril son mariage.
Le regard rendu
Henrietta se révèle être victime d’un traumatisme à l’origine de son choix énigmatique de faire disparaître tous les miroirs de la demeure. L’incompatibilité du personnage avec le monde trouve son origine dans l’absence de reflets qui lui rendraient son regard. C’est dans ce processus de reconquête de la présence à soi que Charles a un rôle à jouer : par un très beau geste, il vient placer sa veste derrière une fenêtre qui, par un obscurcissement de l’arrière, laisse apparaître les traits d’Henrietta. Un peu plus loin dans le film, Charles lui fait également cadeau d’un miroir que la caméra filme d’abord recouvert de papier avant qu’un déchirement ne laisse l’image d’Henrietta s’y refléter. L’accoutrement de la jeune femme et l’arrière-plan végétal, rendu indéfini par le flou, la rapproche alors d’un tableau chatoyant (son ami la compare d’ailleurs à un « chef‑d’œuvre »). Cette mue du personnage atteint son paroxysme lorsque Charles l’accompagne au bal du gouverneur où l’ensemble des notables contemplent, semble-t-il, la caméra, avant que la jeune femme n’apparaisse en contrechamp, plus resplendissante que jamais. Le regard rendu est n’est plus seulement le sien, il est aussi désormais celui de ses semblables.
Présentée dès le départ comme une morte, la jeune femme reprend progressivement vie et entreprend de ne plus laisser Milly, l’intendante, diligenter la maison, en témoigne cette séquence où elle descend pour la première fois en cuisine et brûle la cravache qui servait à battre les employés. Cette nouvelle organisation des rapports de force entre les personnages, qui s’accompagne d’une maîtrise nouvelle de l’espace, révèle ainsi que la stratification spatiale des lieux, entre la cuisine, le rez-de-chaussée et l’étage, recouvrait un rapport de classe à l’origine de l’incompatibilité spatiale avec son mari. Henrietta, originaire d’une famille d’aristocrates est ainsi d’emblée assignée à l’étage quand les autres occupants de la demeure, de Sam aux cuisinières (tous anciens bagnards), sont répartis entre le rez-de-chaussée (où circulent les affranchis) et la cuisine (où des femmes sont réduites à l’état d’esclaves).
Un plan où Milly se tient au seuil des escaliers qui mènent à l’étage dévoile dans l’arrière-plan un candélabre à trois branches laissant présager un autre triangle amoureux dans lequel elle serait incluse. Il s’avère en effet que Milly est amoureuse de Sam, dont elle partage l’origine sociale. C’est donc Milly qui s’assure du maintien de la léthargie d’Henrietta, sa rivale, en lui administrant de trop grandes doses de somnifère et en dissimulant dans ses draps une tête réduite qui la renvoie au meurtre commis par le passé. En même temps qu’elle révèle les tenants et les aboutissants de l’intrigue, cette séquence clef propose une guérison d’Henrietta, qui identifie alors l’origine de son mal en surprenant Milly, un verre de poison à la main.
Par un fondu enchaîné qui lie la vitre de la chambre à son visage, évanoui à la suite de l’effroi provoqué par la découverte de la tête réduite, Henrietta se voit associée à une fenêtre balayée par l’orage (autre objet réfléchissant), non plus par l’entremise de Charles mais par le montage même. Mais cette fois, Henrietta ne regarde pas l’objet, elle lui tourne le dos. C’est ainsi que l’héroïne parvient à se libérer du poids du passé, qui jusqu’alors était associé aux reflets, et à renouer pleinement avec le monde. Le plan final atteste de cette sérénité retrouvée : aux côtés de son mari, Henrietta est surplombée par le drapeau du Royaume-Uni, qui fait du territoire australien le lieu d’une promesse, celle d’une vie heureuse où les assignations sociales – et spatiales – du vieux continent seraient abolies.
