En 1939, alors qu’il a signé un contrat avec David O. Selznick pour venir travailler aux États-Unis, Alfred Hitchcock entreprend le dernier film de sa période britannique. Il n’y reviendra qu’en 1972 avec Frenzy. Sur une suggestion de l’acteur Charles Laughton, il adapte un roman d’aventures de Daphne Du Maurier, La Taverne de la Jamaïque, qui raconte l’histoire d’une orpheline irlandaise, Mary (incarnée par la jeune Maureen O’Hara) débarquant dans la Cornouailles du dix-huitième siècle pour y faire un drôle d’apprentissage. Elle pense trouver sa tante Patience mais elle la découvre mariée à un terrifiant tenancier de taverne, Joss, dont l’établissement, Jamaica Inn, abrite des pilleurs d’épaves et des bandits. La voilà donc plongée au milieu de sombres manigances.
L’argument peut sembler déconcertant tant il a trait à la fois au film d’époque et au mélodrame, deux genres qui sont plutôt rares dans l’œuvre d’Hitchcock dans son ensemble. La postérité mitigée de cette histoire de brigandage tient peut-être au fait qu’Hitchcock, lui-même, dans ses entretiens avec Truffaut, paraissait en dénigrer la qualité au nom d’un travail difficile avec les acteurs et d’une construction dramatique mettant en péril la vraisemblance. Néanmoins, dans ce même entretien, il ajoute également ces mots étonnants qui invitent la notion de romans d’énigmes dans l’œuvre de Daphne Du Maurier : « Si l’on examine l’histoire racontée, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un whodunit. » La ressortie du film en copie neuve nous permet d’apprécier ce fantastique mélange des genres qui transforme cette apparente fable de pirates en une enquête policière sur la folie et les ferments du mal.
Un trésor de pirates
Ce qui étonne d’abord dans La Taverne de la Jamaïque, c’est le kaléidoscope de genres divers que le film semble convoquer. Dans la séquence initiale, on assiste à une parade cinématographique pour le moins hétérogène. Alors que les écriteaux initiaux nous invitent à nous plonger dans un film historique sur la Cornouailles du dix-huitième siècle, les plans spectaculaires de naufrage nous renvoient immédiatement à l’imaginaire débridé du film d’aventures. Très vite, nous glissons ailleurs lorsque nous découvrons l’héroïne assise dans une diligence face à un docteur et une vieille femme. Elle souhaite s’arrêter mais le cocher lance les chevaux à bride abattue : la cavalcade est digne d’un western. L’arrivée à la taverne poursuit la tradition du gothique, puisqu’il y prédomine une atmosphère d’angoisse presque surnaturelle : l’auberge se présente d’abord comme une maison hantée située dans une plaine désertique hantée par les vents. Le personnage du Juge, adipeux et inique, donne à voir un autre trait caractéristique de cette fiction, celui de la satire sociale virulente. Enfin, la présence d’un infiltré parmi les bandits rapproche La Taverne de la Jamaïque d’une intrigue policière à proprement parler, d’un whodunit où l’on cherchera à démasquer le chef des malfrats. Cette mutation permanente n’est pas cantonnée à l’ouverture du film mais elle se diffuse dans toute sa longueur et permet de déstabiliser tout lieu commun cinématographique en introduisant de l’étrangeté et de la fragilité dans la notion même de style.
Les Hauts de Hurlevent
Pourtant, au delà de ces emprunts et de cette exploration du patrimoine filmique, le film contient également les prémices d’un bon nombre de thématiques hitchcockiennes. En première lieu, on peut citer ce truisme cher à l’auteur selon lequel le mal sait prendre les atours les plus plaisants et les plus affables pour passer inaperçu. Le juge de la Taverne de la Jamaïque rappelle Norman Bates dans Psychose ou l’oncle Charlie dans l’Ombre d’un doute tant il déguise sa folie naissante sous un culte de la beauté plastique qu’incarnent bien toute les urnes et les statues antiques qui peuplent sa demeure. « Why not a toast to beauty ?» entend-on dans le premier dîner mondain. Le film met remarquablement bien en tension cet esthétisme de surface avec une sauvagerie sous-jacente qui, ironiquement, se retrouve dans la poésie romantique que semble affectionner le Juge. Les images de tempête en gros plan ainsi que des plans en caméra subjective sur des chevaux au galop métaphorisent cette violence sourde et font de la terre de Cornouailles une enclave où l’anglicité policée peut révéler son véritable visage.
Cette dualité morale est remarquablement incarnée par le jeu expressionniste sur la lumière. En effet, il est rare de trouver un plan sans chandelier ou sans bougie figurant dans le décor. Mais, ces accessoires sont utilisés de manière différente selon la qualité éthique attribuée au personnage. Chez le Juge, les lustres abondent mais ils ont un rôle purement décoratif, ils ne font qu’obstruer le premier plan. Son ombre, se promenant sur les murs, précède ou accompagne toujours sa silhouette. Au contraire, dans une très belle scène, la jeune héroïne se débat sur une colline pour dénoncer le brigandage : sur fond d’obscurité, elle fait alors éclater une lanterne et les flammes se propagent mettant fin au crime par leur lumière éclatante.
Arsenic et amertume
Pourtant, Hitchcock ne résiste pas non plus à montrer toute l’ambivalence de cette jeune fille en teintant l’histoire d’amour centrale d’une connotation plus sombre et, en associant, comme il le fera souvent par la suite la séduction à un geste mortel. Lorsque la jeune femme voit son promis pour la première fois, c’est à la dérobée, dans un plaisir presque voyeuriste. La scène de rencontre est d’autant plus étonnante que l’homme est en train de se faire pendre et qu’elle lui épargne un sort funeste. Par la suite, l’ironie se renforce puisque le motif de la corde est presque systématiquement associé aux scènes romantiques. Il suffit d’observer le visage spectral de Tante Patience sous l’emprise de son mari pour voir comment Hitchcock fait de la passion une sorte de captivité mortifère.
Cette tonalité plus amère se retrouve également dans la critique sociale qu’Hitchcock esquisse plus lourdement qu’ailleurs dans ce dernier film anglais avant le départ. Si le mal se cache sous les dehors d’une demeure cossue, la moralité a aussi trouvé un refuge étrange : la confrérie des Brigands. L’onomastique est assez révélatrice de cet angélisme étrange : la tante s’appelle Patience, l’un des voleurs Salvation. En reprenant le thème de l’homme invisible aux commandes du crime, Hitchcock fustige en une série de plans l’innocence bafouée des personnages de classes inférieures : un regard appuyé du domestique humilié toujours soucieux de son maître, le crachat d’un voyou au visage des policiers, les pleurs d’un autre qui réalise qu’il va mourir. À la source de cette iniquité, se trouve une cupidité immense que représente bien le vol, filmé en gros plan, de boucles sur les chaussures du pendu. Comme le dit le Juge dans la scène de conclusion, La Taverne de la Jamaïque représente donc bien la fin d’un âge d’or. Il l’entend comme la fin du règne de l’aristocratie britannique, mais on peut aussi l’entendre comme la fin de l’ère des pirates, celle où les trésors leur revenaient de plein droit. Pour Hitchcock, cela sonne aussi le glas d’une inspiration nationale et l’avènement d’un nouveau départ vers l’Amérique.