La Charge héroïque est le deuxième volet de la trilogie de la cavalerie de John Ford, qui comprend Le Massacre de Fort Apache, tourné en 1948 et Rio Grande (1950). Comme leur titre générique l’indique, ces films devaient, pour le cinéaste, glorifier les hauts faits de l’armée américaine, jetée dans les affres des « guerres indiennes » alors que les États-Unis sortaient tout juste du conflit fratricide de la guerre de Sécession (1861-1865) et entamaient leur pénible conquête de l’ouest du territoire. Un objectif qui fit rétrospectivement de John Ford le chantre du racisme et de la « réaction » à l’américaine. La Charge héroïque explore pourtant des thématiques bien plus complexes que celles présagées par son incompréhensible titre français.
La Charge héroïque est un western classique dans le plus pur sens du terme, genre que Ford porta à son apothéose et dont il signa lui-même l’acte de mort avec L’Homme qui tua Liberty Valance en 1962. Le genre du western est indissociable de la notion de « Frontière », qui fonde l’existence des États-Unis d’Amérique: une frontière inexorablement poussée plus à l’Ouest, dans une conquête souvent meurtrière (pour les Amérindiens) et dangereuse (pour les colons qui s’y aventuraient). Lorsque l’Est rejoignit l’Ouest, à la fin du XIXe siècle, la réalité fut enjolivée par la légende, celle de la littérature d’abord, puis celle du cinéma, qui prit le relais dès les premiers temps du muet (l’un des premiers films de fiction américains, L’Attaque du grand rapide (1903) est un western). Il s’agissait alors de créer un mythe, celui de la nation américaine, pour mieux consolider une unité fragile et récente.
John Ford fut le héraut de ce mythe dès les débuts de sa carrière. La Charge héroïque, dont l’histoire se déroule juste après celle du Massacre de Fort Apache (c’est-à-dire après la bataille de Little Bighorn, qui vit la cavalerie américaine défaite par les Indiens), exalte la bravoure de ces soldats chevauchant « à l’avant-poste d’une nation », risquant leur vie au quotidien pour imposer la main-mise sur des territoires encore « sauvages » (la notion de sauvagerie opposée à celle de civilisation étant bien évidemment une des constantes du western). Ford filme également avec une admiration sans bornes les troupeaux de bisons, les beaux paysages de l’Ouest, s’attachant comme toujours à sa marque de fabrique, l’imposant rocher de Monument Valley, mis en valeur par des panoramiques délicats. Dans ce décor grandiose et désertique, le danger rôde toujours: ce sont ces Indiens, la plume enfoncée dans les cheveux, qui guettent en haut d’une colline, filmés de profil ou de dos, se détachant au bord du cadre, au premier plan, et laissant peser une sourde menace sur la cavalerie qui chemine tranquillement dans la plaine; ou c’est cette fumée qui s’élève au loin, signe que le calme et le silence ne sont qu’apparents…
Ces codes, vite réduits en clichés par les détracteurs de Ford, n’imposent rien au cinéaste, qui se contente d’en jouer tout en gardant ce qui fait l’originalité de son univers et de son style. Le titre français du film induit d’autant plus en erreur que Ford ne cède en aucun cas à l’exaltation de héros sans peur et sans reproche: ce sont des hommes simples et ordinaires qui sont les véritables héros fordiens. L’exemple parfait en est le sergent Quincannon, personnage secondaire interprété par un vieux complice de Ford, Victor McLaglen, dont le goût pour la bouteille est affectueusement souligné, jusque dans la longue bagarre qui l’oppose aux soldats venus l’arrêter – scène a priori inutile, mais qui flatte à la fois le sens du burlesque de Ford, et ses racines irlandaises… Même le capitaine Brittles, interprété par un John Wayne prématurément vieilli pour cause de retraite de son personnage, est bien loin du valeureux cow-boy qu’on s’imagine incapable de s’émouvoir, comme le fait Brittles au moment de recevoir son cadeau de fin de carrière, ou de discuter longuement sur la tombe de sa femme en y plantant des fleurs.
L’émotion primant sur l’action est un credo des films fordiens: le spectateur avide de «charges héroïques» sera sans doute déçu tant les batailles sont rares et expéditives. Comme le souligne le titre original, « She Wore a Yellow Ribbon » (« Elle portait un ruban jaune », référence à une tradition amoureuse de la cavalerie et refrain de la chanson-titre), La Charge héroïque est un film sur l’organisation et les habitudes d’un régiment, sur la vie des soldats qui la composent et même sur les histoires d’amour qui peuvent s’y développer. Ce que John Ford admire, ce n’est ni le goût sanguinaire des guerres (qu’il avait déjà stigmatisé dans Fort Apache), ni le respect de l’autorité; ce qui l’attache à la cavalerie américaine, lui, le fils d’immigré irlandais, c’est la force de la dignité et de l’honneur, le sens de l’amitié et du sacrifice. Sa personnalité conservatrice – ou peut-être, plus justement, traditionaliste – n’est pas synonyme de réactionnaire. Elle ne s’exprime pas en tous les cas dans sa mise en scène et dans une utilisation intelligente et originale du cadre (surtout dans les courses-poursuites) dont il a fait sa signature.
La complexité de l’univers fordien – que le cinéaste a pourtant voulu, paradoxalement, le plus simple possible – s’exprime enfin dans son rapport aux Indiens. Le racisme dont on a longtemps accusé Ford est d’autant plus injuste que son amitié avec des tribus apaches était connue de tous. Mais à ceux qui reconnaissent que le cinéaste fut, avec Les Cheyennes, réalisé en 1963, l’un des premiers (bien avant Little Big Man ou Danse avec les loups), à faire des Indiens ses héros, il faut rappeler que La Charge héroïque ne fait que respecter les codes d’un genre, qui voulait à l’époque que les Indiens ne soient que des visages anonymes, massacrant à tout va ceux qui avaient le malheur de se trouver sur leur chemin. Là encore pourtant, Ford introduit des nuances: d’abord, en rappelant, par l’intermédiaire du seul véritable « vilain » du film (un trafiquant d’armes), la traîtrise de certains Blancs, qui se retournèrent contre leur propre « camp » par goût du profit. Le cinéaste n’hésite pas non plus à stigmatiser la lâcheté de ceux qui plutôt que d’affronter les Indiens, préférèrent les anéantir en en faisant des alcooliques. Mais on retiendra surtout de La Charge héroïque ce magnifique face-à-face entre le héros blanc, Nathan Brittles, et le chef indien Poney-that-Walks, où l’un et l’autre sont traités d’égal et égal dans le cadre et discutent en paix comme de vieux amis. Car la création de la nation américaine, selon Ford, ne pouvait se faire contre les Indiens, mais avec eux. L’Histoire et la stupidité de la nature humaine, hélas bien éloignée de l’idéal fordien, en ont décidé autrement.