Passé par la dernière Berlinale, Piégée précède d’un mois la sortie d’un autre film du prolifique Steven Soderbergh (Magic Mike), et ne fait pas l’unanimité au sein de la rédaction de Critikat. Flânerie inespérée dans le genre du film d’action ou œuvre fatiguée, chic et toc, à vous de trancher, après consultation des deux points de vue…
[POUR] Killing them softly (par Théo Ribeton)
Loin du cocktail d’action routinier qui lui était promis, Piégée s’évapore dans un point de vue lunaire, flottant – une flânerie dans les diverses régions du genre. Une surprise comme Soderbergh nous en a rarement faites.
De son casting à son pitch, Piégée suscite d’abord une indifférence polie : un trop plein de stars, un réalisateur dont on attend rarement des surprises, un synopsis aveuglément soumis au genre. Au mieux, le film est parti pour remplir son devoir de divertissement, peut-être même avec agilité s’il est correctement écrit. Au pire, il restera la plastique de Gina Carano pour se consoler. C’est du cinéma programmé, une attraction foraine, se dit-on.
L’étrangeté des premières scènes nous met pourtant la puce à l’oreille. Les ficelles du genre d’espionnage s’y trouvent dans un état altéré. À l’ouverture du film, elles hibernent, dans une séquence de dialogue sans musique, dont on ne comprend pas bien les tenants et les aboutissants. L’avalanche d’informations est un des ingrédients clés de la nonchalance de Piégée. L’intrigue policière n’est pas la voie d’entrée la plus aisée dans le film, beaucoup moins que la palette sensorielle qu’il déploie. Ainsi donc, Mallory Kane négocie avec son ancien collègue son éventuel retour dans l’agence qui l’emploie. La discussion tourne mal, et même l’éclatement de la violence est, à sa façon, feutré, refroidi. Puis l’espionne s’enfuit avec un otage. Soderbergh lance alors le pattern de son film : une oscillation entre un présent de fuite dans la neige, comme une petite mort, et un passé archétypal présenté comme un voyage dans le genre, un retour assez métafictionnel dans les entrailles de l’action/espionnage cinématographique.
Le rythme, molletonné par la musique cotonneuse de David Holmes, installe une posture distancée du cinéaste par rapport à son genre, où le spectateur, au lieu d’être embarqué dans l’action, la lit comme un prétexte, une convention. Narré en flash-back sur une bonne partie, Piégée semble s’engager dans une approche assez hallucinatoire de l’espace et du temps (à l’échelle d’une simple scène, Soderbergh emploie à l’occasion des effets d’accélération plutôt déconcertants), tiraillée entre cette forme générique du genre qui constitue le passé, et cette froide dureté du présent. L’intrigue devient tentaculaire ; elle désoriente le spectateur au milieu d’un labyrinthe de lieux emblématiques du film d’espionnage sortis de nulle part : paysages urbains, hangars d’aéroport, plages crépusculaires, manoirs opulents, échappées exotiques…
Le casting, quant à lui, est peuplé de contre-emplois (Ewan McGregor en chef de compagnie de sécurité privée), de surprises (Channing Tatum, qui déchausse peu à peu ses gros sabots de boule de muscles de service), et même d’éléments frisant le second degré (Michael Fassbender, bassement nié malgré sa stature d’acteur parmi les plus bankable de la planète actuellement). Encore une fois, il s’agit bien de s’amuser du décalage, de désorienter. Piégée ne met pas en chantier une véritable déconstruction du genre, mais le plonge dans une eau trouble où tout le monde (acteurs et réalisateur) a l’air ailleurs. S’apparentant volontiers à une rêverie dans l’univers du film d’espionnage, il est traversé par une forme de mélancolie, une étrange impression d’absence. Un fossé s’étend entre l’intrigue, les personnages, et la mise en scène ultra-distancée, presque désabusée, de Soderbergh. Se détachant graduellement des impératifs de tension et de rythme inhérents à son genre, il quitte pour de bon l’orbite sur un combat final – une exécution – où, de lointaine, la caméra devient carrément étrangère à l’action. L’attention est en roue libre, ne se retient plus sur les coups de poing ; c’est une scène de plage, deux personnages se battent, et nous ne voyons que la mer.
[CONTRE] Chic et toc (par Alexis Gilliat)
Nouvelle incursion artistement élaborée de son réalisateur dans un genre codifié (ici le film d’action en mode vendetta), Piégée, sans être désagréable, ne réinvente pas grand chose – et surtout pas le féminisme. Plus embarrassant, il souffre presque de la comparaison avec la série B qu’il contenait en puissance. Si Steven Soderbergh se révèle une fois de plus capable de tout filmer avec une certaine maestria, il expose surtout son manque d’intérêt pour les codes qu’il doit ici subvertir et livre un film anecdotique, comme trop souvent depuis quelques années.
On va finir par se demander s’il ne serait pas surfait. Depuis Traffic, œuvre puissante venant juste après trois jolis coups (Erin Brockovich, L’Anglais et Hors d’atteinte), Steven Soderbergh poursuit son drôle de chemin entre productions hollywoodiennes et projets personnels, castings de stars pléthoriques et essais semi-confidentiels, boulimie de tournages et annonces de retraite, diversité générique et anémie créative, sans que son aura de grand réalisateur américain se trouve entamée aux yeux d’une bonne majorité de spectateurs ; comme si l’on feignait de ne pas s’apercevoir de ce que l’intéressé lui-même admet de plus en plus ouvertement, à savoir que son cinéma, exsangue, devient au fil des années une coquille vide. Le fait est là : depuis plus de dix ans, en dépit de son hyperactivité et malgré quelques éclairs, son génie versatile n’a rien produit qui vaille qu’on s’y attarde trop longtemps, laissant parfois l’impression de se disperser plus que d’explorer – les formes, plus que les genres. Ou quand le fameux détachement du réalisateur se met à susciter celui du spectateur… Nonobstant ses qualités plastiques, Haywire ne changera rien à ce constat, même s’il eût probablement été naïf de l’espérer. C’est après son propre appétit de cinéaste que court Soderbergh en variant les plats.
Soit donc une variation féminine (féministe) « jason-bournisante », dont la musculeuse et néanmoins sexy héroïne sévit au sein d’une officine sous-traitant des opérations spéciales pour l’État américain et d’autres commanditaires encore moins recommandables ; optique dont la charge polémique se trouve rapidement désamorcée par un traitement un peu lâche. À l’écran, au milieu d’une pléiade de stars masculines venues se faire tataner une à une par la demoiselle (perspective novatrice, diront certains…), Gina Carano, championne de MMA fraîchement reconvertie, fait ce qu’elle sait faire : l’amazone cogne (sauf sur Michael Douglas, un peu de respect pour les anciens) et grimpe aux murs, une seule et unique expression gravée sur le visage pendant les 90 minutes du film. Bien entendu, et on l’apprend via une très distanciée construction en flash-back qui s’étire sur une bonne heure, la bombasse-dans-ta-face est trahie pour un motif trouble par son ex-employeur (son ex tout court) et va donc partir en quête de vengeance ; une intrigue de série B presque « stathamienne », pour se référer à un autre Jason, mais le fait qu’un « vrai » cinéaste s’y attaque laisse toujours espérer une méthode qui la transcende, tant le cliché (voire la commande) est un matériau malléable. Las, sans doute n’était-il simplement pas possible de sublimer un scénario qui trahit son indigence à mesure que se dissipe le halo de confusion qui entourait les événements.
Le tout démarre pourtant finement avec une scène d’ouverture réjouissante, dans ce haut lieu de la violence américaine qu’est le diner provincial (cf. A History of Violence), et un combat brut, sans musique, entre Gina jolie et l’inexplicable Channing Tatum (soit, 21 Jump Street et Magic Mike fournissent un début d’explication, attendons la suite). Quelques minutes plus tard, cette habile absence d’afféterie (qui en est une) se voit sabordée par un mécanisme inverse, lors d’une exfiltration d’otage écrasée sous une épaisse bande-son néo-schifrinienne (le même cool que les Ocean’s ou Hors d’atteinte, mais à contretemps), laquelle ne s’arrêtera plus de miner les tympans, à l’exception notable des scènes de combats, du coup réussies. On tient peut-être, dans cette circulation entre inspiration bienvenue et présomption désastreuse, le vortex où se précipite le film.
Le fait est qu’avec un indéniable talent, Soderbergh continue à expérimenter, à varier les études, mais, dirait-on, sans se soucier d’aboutir, presque en dilettante, en virtuose « qui s’y voit déjà » et s’amuse des codes avant d’avoir examiné ce qu’ils pourraient apporter d’âpreté, d’intensité, ou de substance. Son surplomb a quelque chose d’un désintérêt pour des fondamentaux qui sont à bien des titres dérisoires, mais tiennent parfois au corps – comme s’il ne supportait pas l’idée de faire, avant de jouer avec, un actioner, et que son artisterie, fatiguée d’elle-même, se devait de transfigurer instantanément l’objet élu sous peine de le lasser aussi. Tant de distance maligne voire d’épate produit à la longue une étrange mixture, pas désagréable et d’autant plus « facile » que Soderbergh ne lésine pas sur les effets de confort. On retrouve ainsi la gamme habituelle de ses stylisations trendy, ces lumières « codes couleur » distinguant les espaces-temps et devenues avec les années un vilain tic, appliquées telle une grille de lecture prédéfinie pour spectateur flemmard. Haywire n’a pas commencé d’être un film d’action qu’il veut être infiniment mieux, tombant malgré quelques trouvailles (le coup du cerf) le plus souvent à plat. Comme Michael Mann, Soderbergh hérite parfois de scénarios inégaux. Mais les formes légèrement désincarnées, inconsistantes, à la psychologie erratique qui évoluent devant sa caméra n’exercent pas la fascination que son confrère sait faire naître même des éléments de décor les plus inertes.
Inerte, Gina Carano ne l’est certes pas. Cependant le voisinage d’un Fassbender et d’un inquiétant Kassovitz (le meilleur passage du film) agit comme un brusque révélateur. En héritant du par ailleurs très « soderberghien » Matt Damon, Paul Greengrass et avant lui Doug Liman disposaient avec bonheur d’un (excellent) acteur auquel il fut demandé d’apprendre à se battre ; Soderbergh choisit (ou accepte) ici l’option inverse, laquelle, bien que retenue pour des raisons distinctes et en cohérence avec des choix antérieurs, ne le distingue pas complètement, au fond, de certains spécialistes du reclassement d’ex-champions, sauf à considérer que la simple onction du monsieur suffit à anoblir la démarche – encore un challenge pour se stimuler, un exercice de style pour éviter l’ennui ? Sasha Grey s’en sortait autrement mieux (au moins était-elle déjà actrice…), sans doute parce qu’au-delà de la recherche esthétique (atmosphérique ?), Girlfriend Experience diffusait autre chose qu’un discours sur l’art de son cinéaste, même de façon ténue, au travers de figures déjà évanescentes. Puis, plus simplement, pour un film où l’on distribue les baffes, Haywire manque singulièrement d’impact – et tout bel objet qu’il soit, on ne s’y abîme pas.
L’ensemble dérive donc dans un flottement arty pas très palpitant, jusqu’à une explication finale déprimante, comme un exercice imposé (finie la parodie, à moins que ce ne soit au-delà, c’est égal), pas franchement rattrapé par un règlement de comptes qui se joue là encore des attentes, du tempo, ou encore du cliché des amants sur la plage dans le soleil couchant – dommage, il y avait de l’idée. Question œuvre de photographe (puisque c’est ce qu’est Soderbergh, qui est son propre chef opérateur, ainsi que son propre monteur), on pourra préférer la beauté néo-classique de The American, qui inventait peu mais se coulait insidieusement dans un genre pour lui subtiliser son élégance. Peut-être est-il effectivement temps pour celui qui ne cesse de clamer sa lassitude de se ménager une pause (à moins qu’il ne soit déjà plus là). D’aller peindre à la campagne. Ou de se tourner vers le petit écran, plus créatif, comme il vient d’en exprimer le désir ces derniers jours. Mais faut pas se forcer, Steve.