Le nouveau film de Terrence Malick s’ouvre sur une parabole narrée par une voix off : un chevalier, chercheur de perle, ce « Knight of Cups » du titre interprété par Christian Bale, ici indéniablement beau et mélancolique, s’est éloigné de son père, a oublié ses origines en ayant succombé à l’ivresse. Des plans tour à tour vides et désertiques avec ou sans homme, des images d’enfance montées avec une émotion saturée, et des vues depuis le cosmos rendent alternativement compte d’une variété de textures et de régimes d’images à l’œuvre au moyen de différents types de caméra et procédés (Scope, GoPro, fisheye,…) : tout le programme en est donné articulant à une dimension individuelle et intime une veine cosmologique et métaphysique. Rien d’étonnant au premier chef dans cette entrée en matière qui rejoint très nettement The Tree of Life dans les dix premières minutes du film, avec le sentiment que Malick nous redonne en partie à voir son avant-dernier film… Or ici, s’il recourt à ses mêmes stylèmes imagés (l’eau et la plage !) et formels (ivresse du montage, jump cuts, plans de sensation), il allège le dispositif narratif pour ne se concentrer que sur la biographie de ce chevalier, allégorie de l’homme sur terre qui, comme le chevalier à la triste figure qu’est Don Quichotte (il est également dit de notre Knight of Cups qu’il porte une ombre au visage), est un pèlerin, un être de passage. Pour autant, le dispositif figuratif n’a pas changé et, bien au contraire, vire à une forme de caricature, véritable déferlante sensationnaliste qui constitue le « style Malick ».
« Des circonstances, des fragments, des bouts »
Il faut savoir gré à Malick de poursuivre sa quête de renouvellement de l’intrigue classique en dressant un portrait éclaté de son protagoniste qui mêle personnages, espaces et temps à l’aune, on l’a dit, de régimes d’images variables. Il faut accepter de ne pas comprendre la trame, et d’être porté par ce flot d’images sans queue ni tête : on comprend peu ou prou que Rick a fait partie du star system hollywoodien, qu’il a vécu aventures érotiques et histoires d’amour en tous genres, qu’il a perdu un frère, sans doute suicidé. On sait finalement peu de choses de sa vie, comme de sa chronologie, et peu importe. Car selon la formule de Jacques Rancière à propos du cinéma de Béla Tarr, la vie ne connaît pas d’histoires, celles-ci ne sont appréhendées qu’a posteriori, ce que mettait en avant encore Bresson en formulant qu’au cinéma la cause doit être montrée après l’effet, comme il en va dans la vie. Ici, c’est de fait une surcharge d’effets présentés en flot continu avec une caméra qui avance continuellement dans la profondeur du champ, produisant la sensation d’être immergé dans le film comme on est immergé dans une vie.
Ce sont autant des « circonstances » que « des fragments, des bouts » selon la formule prononcée dans le film, qui sont donnés à voir de la vie en éclats de ce Knight of Cups. Celle-ci se lit comme une quête infinie d’amour et de plénitude à travers un apprentissage en forme de désillusion et de possible rédemption passant par night clubs et toutes sortes de fêtes, strip clubs, jeux et cartomancie, virées high speed en voiture. Ce récit non-linéaire est toujours narré par une voix off ou les monologues intérieurs des personnages, comme si ces derniers, précisément privés de parole, étaient, selon l’étymologie, des enfants : des êtres plongés dans le monde qui n’en comprennent ni les tenants ni les aboutissants.
Malick présente ainsi le portrait d’une vie dont « les pièces ne s’assemblent jamais, elles s’éparpillent », associée par le narrateur à la damnation. Il fait de cet éparpillement (c’est le terme « splash » qui est utilisé) le principe même du film au risque de faire lui-même « splash », si l’on n’en saisit pas la cause précisément – cette cause que veut nous faire, plus ou moins subtilement (plutôt moins que plus), appréhender Malick, à savoir la cause des causes.
« Souviens-toi »
Knight of Cups se donne bien à voir comme une grande fresque métaphysique narrée dans un présent qui est une sorte de passé et de futur par la voix du père allégorique dont s’est détourné le fils, auquel se mêle le portrait du père réel du personnage et auquel, enfin, par induction, renvoie un autre père – céleste, bien sûr. Malick, obsédé par la situation de l’exil de l’homme sur terre en tisse et retisse les motifs, à la manière de cette aspiration à l’ascension (le modèle des palmiers s’élevant vers le ciel ; les oiseaux et surtout les avions qui passent sans arrêt dans le champ), de cette nostalgie d’une lumière éclipsée (les jeux d’ombre et de lumière ; les scènes d’aquariums où les poissons nagent vers la lumière ; mais surtout de façon récurrente, les rayons du soleil se diffractant, constamment obstrués tout en perçant en partie dans le cadre au niveau du personnage).
Pointe précisément « derrière » une nostalgie pour un temps où l’homme avait des ailes (sic, toujours les rêves d’ascension, celui d’un état angélique) : invitation à se souvenir d’un temps d’avant, à le retrouver, à « repartir de zéro » comme cela est énoncé à plusieurs reprises par la voix over. Reste que cet appel à une vita nova est formulé par Malick au moyen d’un symbolisme appuyé, excessif : c’est aux sons d’un orgue lancinant qu’est prononcé le leitmotiv « souviens-toi ».
Finalement, Knight of Cups est assez unilatéral dans sa représentation pour figurer la bivalence du valet de coupe au tarot, tour à tour jaloux et irascible, charmant et étincelant. La bonne idée de Malick est dans le traitement de cette figure polyvalente et plurielle qui porte traditionnellement sur elle un manteau recouvert d’images, et est à même de figurer le réalisateur comme le film : Malick y déploie de fait une interrogation sur les images, ses mirages (hollywoodiens notamment), où est donné à voir une forme d’équivalence entre les images quotidiennes (les écrans de publicité), les icônes du cinéma, et les imageries religieuses (figures ailées). C’est à une vaste interrogation sur le flux d’images contemporaines que nous convie Malick et sur leur équivalence précisément.
Cependant, Knight of Cups ressemble un peu à son avatar imagé qu’on peut trouver représenté littéralement dans une galerie d’art contemporaine par une sculpture qui est une pile de coupes ou soucoupes (des cups !) bleues entassées les unes sur les autres de manière brinquebalante : c’est un montage de fortune seulement en apparence, virtuose et flamboyant s’emballant de sa propre ivresse, une plastique éclatante et impeccable, surfaite, aspirant toujours un peu plus haut vers le ciel – « higher ». Dans un projet qui tient vraisemblablement à cœur à Terrence Malick de rappeler l’exil de l’homme sur terre, on pense à Solaris de Tarkovski que celui-là a, semble-t-il, en tête. Mais qu’y a – t‑il entre les contreplongées omniprésentes et les plongées, dont le film recourt à l’image du monde comme un bassin qu’on survole, sinon la place de l’homme ? Qu’il y a‑t-il derrière les images de surface, sinon le lieu du cœur, la perle en question ? C’est, peut-être, ce à quoi nous sommes invités à méditer, même si Malick en passe par un splash fulgurant qui finit par tourner un peu à vide, voire agacer à coup de surcharge évanescente, sensualiste et pathétique.