Ce texte a été initialement publié le 16 juillet 2019.
Dans une courte mais magnifique scène des Moissons du ciel, Bill et Abby, les pieds dans l’eau, se tiennent à l’écart des autres travailleurs. Le riche et solitaire fermier qui les emploie s’est à ce moment-là rapproché d’Abby. Dans la rivière, ils hésitent : faut-il quitter le Texas et reprendre leur vie de nomade ou, au contraire, saisir cette opportunité et rester sur les lieux, quitte à mettre en péril leur amour ? Les deux amants se suivent, avancent à tâtons, et leur dialogue se prolonge sur plusieurs plans tandis que la caméra leur tourne autour. Le montage, haché et hésitant, qui préfigure celui des derniers films de Terrence Malick, embrasse alors le vacillement de leur couple. De par son mouvement circulaire et sa découpe plus relâchée, cette séquence fait toutefois office d’exception, car Les Moissons du ciel reste par ailleurs assez éloigné de la filmographie récente du cinéaste texan. L’usage de la voix-off y est par exemple sensiblement différent : le film est certes narré à la première personne par Linda, la jeune sœur de Billy, mais celle-ci constate plus qu’elle n’interroge. Les Moissons du ciel ne retranscrit pas les questionnements de l’âme ni l’expérience du corps dans l’espace ((dés)équilibre entre deux mondes dans Le Nouveau Monde, équilibre entre passé et présent dans The Tree of Life, etc.), mais lie plutôt ses personnages à leur statut social, loin des questions spirituelles et métaphysiques aujourd’hui au cœur du travail du metteur en scène. Ce deuxième long est en cela plus proche de La Balade sauvage, où Kit et Holly, deux jeunes amants, prennent la fuite vers un funeste road-trip : dans les deux cas, les couples finissent par être rattrapés par les autorités pour ne pas avoir su rester à leur place.
Quelle est, justement, cette place accordée à Bill et à ses compagnons de route ? La réponse est donnée dès les premières images du générique d’ouverture. On y voit une série de photos et de portraits d’époque qui associent, en surimpression, l’avènement de la société industrielle aux travailleurs démunis qui en font tourner les machines. Si quelques images anticipent la suite du récit (un trio d’enfants composé d’un garçon et de deux filles, la photo d’une femme mariée portant un voile blanc, etc.), la dernière photo montre Linda Manz, qui tient le rôle de la petite sœur de Bill, accroupie dans la rue et le visage encrassé. C’est de cet ancrage précis que Linda, Abby et Bill vont tenter de s’extraire. D’abord en quittant la ville et les usines pour le monde rural, afin de travailler au Texas durant la saison des moissons. Ensuite, en goûtant temporairement aux plaisirs de la sédentarité aux côtés d’un fermier, avant d’être finalement contraints de repartir de nouveau à la toute fin du récit, cette fois-ci en bateau.
Raccords élémentaires
Le trio des Moissons du ciel arrive à la campagne texane en train, à l’aide des mêmes vapeurs de charbon qui ont poussé Bill à prendre la route. La fratrie improvisée accède en premier lieu à la nature par la machine, et il semble que leur moyen de locomotion perpétue leur statut social : le train démarre sans les attendre et ils se retrouvent entassés sur le toit des wagons. La fin du trajet sonne ensuite comme une libération. Loin de l’enfer de la ville, la petite famille semble prête à vivre heureuse après avoir passé une arche en forme de porte du Paradis. Mais le rêve tourne court : une fois sur place et après quelques jours de travail, les tensions au sein du groupe de travailleurs, l’injustice des superviseurs et la pénibilité du travail font du Texas tout sauf le jardin d’Éden attendu. Les paysages, aussi magnifiques soient-ils, n’ont d’rien de proprement paradisiaque : les splendides champs de blé portent la marque d’une intervention humaine qui s’étend à perte de vue et recouvre la terre de ses cultures. Moissonner revient ici à s’inscrire dans cette logique agricole en suivant la machine pour récolter ce qu’elle abat et transforme (des tonnes de céréales à ramasser et à empiler), comme lors de cette scène où Abby court après la moissonneuse-batteuse pour amasser les tiges rejetées par la machine. Afin de véritablement s’extraire de sa condition, la fratrie doit faire l’expérience du monde sans médiation ni labeur : il s’agit de rompre la ligne tracée par la machine, de faire un pas de côté, quitte à s’isoler de sa classe.
Par la suite, l’union d’Abby avec le fermier marque le début d’une seconde partie mélodramatique tout aussi contrastée. C’est que le nouveau confort auquel a accès le trio s’avère être à l’origine de la déréliction d’un couple peu habitué à tourner en rond. Pendant qu’Abby tombe amoureuse du fermier malade et reste souvent au foyer, Bill continue son labeur et quitte la demeure pour ne la retrouver qu’un peu plus tard. Le montage, désormais lieu de béances où foisonnent ellipses et parenthèses contemplatives, est lui aussi rattrapé par cet écart grandissant. Des décennies avant de pouvoir figurer le décalage d’un être avec son monde à travers les courtes focales ou les steadicams remuantes de sa trilogie contemporaine (À la merveille, Knight of Cups, Song to Song), Malick figure ces mêmes perturbations par l’entremise des éléments. Le ruissellement d’une rivière encourage la fluctuation de la découpe, à l’image de la scène évoquée en amont de ce texte. Le feu vient ravager les champs après une invasion biblique de sauterelles et s’accompagne de très gros plans (sur les insectes), de plans en caméra à l’épaule et de rembobinages. Quant au vent, qui fait tourner la girouette sur le toit de la ferme, il guide le montage, comme lorsque Bill quitte la ferme par avion puis y revient plus tard, en moto, accompagné par la brise qui souffle sur les champs de blé. C’est par ailleurs le vent qui, décisif, révèle l’amour de Bill et Abby au fermier et fait basculer le film dans la tragédie. Au cours d’une belle scène nocturne, les deux amants s’embrassent sans savoir que le mari trompé se trouve derrière eux. Le drap qui les enveloppe est alors légèrement balayé par le souffle du vent et leurs ombres prennent une forme spectrale, annonçant le destin funeste qui attend les deux hommes autour de la jeune femme : le vent les emportera.