Le crime, plus ouvertement chez Alfred Hitchcock que chez tout autre cinéaste, est moins objet de rejet qu’il ne précise la réalisation d’un fantasme, celui de tout spectateur de cinéma qui, plus ou moins consciemment, attend qu’il se produise, qu’il soit devant un polar ou un essai méditatif. Non seulement La Main au collet exauce ce souhait dans les premières minutes, mais il le rend élégamment à sa dimension fantasmatique en une série de scènes répétitives clignant de l’œil au fantastique : plan 1, un chat noir rôde sur les toits ; plan 2, une main gantée commet un vol en silence (geste des plus ambigus : on y reviendra) ; plan 3, le chat repart comme il est venu. La manière dont le spectateur est ensuite embarqué dans le récit, sous le prétexte d’assister à la lutte d’un héros contre ce crime, ne manque pas non plus d’ambiguïté. La star est bien là, dans le rôle familier du « faux coupable » auquel nous sommes supposés nous identifier immédiatement, mais il y a un os : ici, le « faux coupable » en question, campé par un Cary Grant en pull rayé, est lui-même un criminel, du moins l’a-t-il été et conserve-t-il toujours quelques vieux réflexes face aux dangers de la loi. Monte-en-l’air doué — au point qu’on le surnomme… « Le Chat » — mais rangé des voitures, il est suspecté d’avoir repris du service quand un autre applique ses méthodes avec un parfait mimétisme dans les chambres d’hôtel de la Riviera. Accusé par tous, contraint de mener sa propre enquête, le voilà qui doit rendosser son propre rôle, déterminer ce qu’il aurait lui-même fait s’il avait commis les vols. Pris dans le sillage de ce gentleman à l’élégance frondeuse de hors-la-loi, de cet innocent qui n’en est pas tout à fait un et qui, pour prouver son innocence, doit retrouver le coupable en lui, nous sommes amenés à prendre le parti de cette ambiguïté même, à la guetter pour savoir jusqu’où elle va nous emmener. Mais cette connivence établie par le film se révèle bientôt comme un piège habile, lorsque nous nous retrouvons face à face, à l’écran, avec la mise en abyme éclairante de cette attirance qui nous a menés là.
Choisir son séducteur
Car le monde, qui court après notre « Chat » que dans son ensemble il croit coupable, se divise en deux catégories. Il y a ceux qui réprouvent ses crimes supposés parce qu’ils jettent du discrédit sur des apparences sociales hypocrites : on y compte bien sûr des victimes de vol qui ont vu disparaître des signes extérieurs de richesse, mais aussi les anciens amis du Chat, eux-mêmes des criminels repentis qui jalousent d’une certaine façon la liberté qu’il a conservée. Et puis, il y a ceux que le Chat craint au moins autant que les premiers : ceux — ou plutôt celles (ce sont toutes des femmes, ce qui n’est pas innocent) — émoustillées par la présence du voleur, qui le draguent effrontément sur le sujet, voire ne refuseraient pas de se laisser voler par lui. Ces réactions du public de fiction vis-à-vis du héros interrogent immédiatement la nôtre, nous qui nous sommes laissés attirer dans la seconde catégorie, celle des séduits, laissant les premiers — les réprobateurs — à leur état de frustration. Le film met ainsi en lumière le mécanisme de séduction qu’il a lui-même mis en œuvre à notre encontre, tout en accréditant l’idée qu’il y a plus en jeu dans le crime que la simple infraction de la loi et de la propriété matérielle.
L’apparition de Grace Kelly en blonde puritaine mais pas moins désirable et désireuse (le type préféré de Hitchcock, comme on le sait), accompagnée de sa mère plus libérée et explicite, enfonce le clou, achève de formuler la métaphore entretenue depuis les scènes de vol fantasmatiques, tout en éclairant sous un jour plus intime la violence des réactions des uns et des autres face aux agissements du voleur. À savoir qu’il ne s’agit pas tant de voler que de dénuder, pas tant de saisir un objet que l’intimité de son porteur, et que ce qu’on reproche et jalouse au voleur, au fond, est bel et bien d’ordre sexuel. C’est avec des feux d’artifice que Hitchcock fait éclater cette relecture de l’infraction à la loi comme une infraction aux tabous censés contrôler nos pulsions, lors d’une scène de séduction toute en sous-entendus où, tandis que Kelly feint de mettre au défi Grant à lui ravir sa rivière de diamants, elle l’amène en réalité à lui faire admettre qu’il préfère de loin la ravir, elle. Mise à nu flamboyante et remarquablement orchestrée de la sexualité enfouie, mais qui, chez Hitchcock, ne pouvait fonctionner que sous un voile du puritanisme : celui qu’on se garde de jamais déchirer, mais auquel on prend un malin plaisir à faire exprimer ce qu’il cache si consciencieusement. Il faut voir comment deux triangles amoureux successifs opposent autour de Grant la faussement prude Kelly avec des femmes plus libérées, mais forcément plus vulgaires et moins intéressantes : la jeune enfant d’un autre ancien voleur, mais aussi la propre mère de la prude, femme expérimentée aux idées exagérément larges, au point que lorsqu’elle soupçonne le Chat d’avoir dérobé les bijoux de celle-ci (autrement dit, commis sur elle l’acte métaphorique), c’est moins une colère d’honnête femme qu’une crise de jalousie appuyée par Œdipe qui éclate. Ces luttes amoureuses pour le corps de Grant sont évidemment inégales : en bon héros hitchcockien, il ne peut que préférer jouer le jeu de Kelly — celui de tendre la main vers une pureté dissimulant soigneusement ses secrets les plus désirables — et refuser violemment la perspective d’une sexualité trop révélée, trop agressive, dans une hilarante dernière image captant dans son regard l’unique expression de désarroi propre à faire mentir son flegme.