C’est un objet filmique un brin conceptuel qu’il faut ici résumer. Une jeune fille est abusivement internée dans un asile d’aliénés. Pour fuir son destin et la lobotomie qui la menace, elle se réfugie dans une réalité alternative où sa prison n’est plus un asile, mais une maison de plaisirs. Au sein de cette illusion, elle entraîne quelques camarades d’infortune dans une nouvelle échappée fantasmatique où elles ne sont plus des prostituées de luxe, mais de voluptueuses et farouches guerrières tronçonnant dragons, samouraïs spectraux et autres zombies nazis sur les directives d’un vieux sage orientalisant (campé par un Scott Glenn en doublure du regretté David Carradine). Chaque quête accomplie par les amazones dans divers mondes de fantasy (tels de niveaux de jeu qui se succèdent) rapproche les prostituées de l’évasion espérée, et se répercute par ricochets sur le sinistre quotidien de la patiente.
La griffe de Zack Snyder
Tout arrive : après avoir pillé pour sa gratification personnelle — et celle d’une industrie aveugle — les œuvres de George Romero (L’Armée des morts), Frank Miller (300) et Alan Moore (Watchmen), artistes aux antipodes de sa démarche de publicitaire, Zack Snyder se met au cinéma d’auteur en inspirant, coécrivant et coproduisant sa nouvelle machine à images. Certains critiques, cependant, n’ont pas attendu ce cap pour célébrer en lui une sorte de « cinéaste nouvelle génération », séduits par sa façon de « se réapproprier » les images et les discours des œuvres adaptées/refaites, hypnotisés par cette signature tape-à-l’œil adoptée depuis 300 : photo aux filtres agressifs et ralentis sophistiqués décomposant l’action, rendant tout à l’état de sujet de saisissement permanent, comme si tout devait impérativement pétrifier sur place. Et à ceux qui objectent que le regard d’auteur qui habite les œuvres originales ainsi exploitées se voit chez Snyder ravalé (la noirceur de la BD Watchmen, pour subsister un peu, doit supporter d’être distraite par les maniérismes visuels peu regardants), voire totalement trahi (le passage de l’ambiguïté de la BD 300 à la moulinette haltérophile), les mêmes critiques leur vantent les vertus d’un goût esthétique à la pompe certes discutable, mais à l’irrévérence iconoclaste et bienvenue se doublant d’une certaine expérimentation sur la captation de l’action.
Mouais. Quand on gratte la couche d’ « irrévérence » et d’esbroufe visuelle pour n’y découvrir que l’impersonnalité hollywoodienne à laquelle elle sert de cache-misère roublard (le sous-Gladiator derrière l’adaptation stylisée du comics réputé extrémiste de Miller), quand on voit comment Snyder ne se cache derrière le pessimisme des matériaux originaux que pour le grever dans les coins par ses ébrouements de sale gosse, on se dit que certains critiques de cinéma doivent être aux abois pour se réfugier ainsi dans cette vigueur toute fabriquée et calculée. Et que ce début de carrière intrigant de Snyder — fils de pub attelé à une série de remakes et d’adaptations casse-gueule — obéit à un simple motif peu propice à une création artistique consciente de ses sujets : qu’avoir sur son CV des figures artistiques aussi indépendantes, iconoclastes et estimées que Romero, Miller ou Moore, c’est quand même vachement cool.
Tout le plaisir est pour lui
Et Sucker Punch ? Le fait que ce film-ci ne s’appuie sur aucun auteur iconoclaste comme cache-misère devrait-il le rendre plus aimable ? Voire. Sur le terrain glissant de « l’imagination au pouvoir », dans lequel trop de réalisateurs avant lui se sont engouffrés pour masquer leur incapacité à trouver un sujet à filmer (dernière victime connue de ce miroir aux alouettes : Peter Jackson avec son atroce Lovely Bones), Snyder se protège par le côté conceptuel de son récit à même d’en faire un objet ludique à ne pas trop prendre au sérieux (malgré le matraquage du slogan dans la bande-annonce). Le concept en question (un fantasme dans un fantasme ouvert dans le réel) n’est même pas très neuf, rappelant les rêves imbriqués d’Inception. Mais à tout prendre, le système de poupées russes narratives de Christopher Nolan, qui tire une satisfaction intellectuelle surfaite de sa construction, reste plus sympathique que la version sous hormones de Snyder : moins totalitaire dans ses effets, moins démonstratif dans son appel à un imaginaire commun, accueillant donc avec moins de contrainte le spectateur dans sa descente de niveau en niveau de fiction.
Car Sucker Punch prétend retracer une échappée en plusieurs étapes d’un réel sinistre vers un imaginaire de jeu vidéo taillé sur mesure suivant les clichés de gamers, en premier lieu celui des bombasses surarmées ratissant tout ce qui bouge à l’arme blanche et à la mitraillette, au besoin à coups de « combos » hypertrophiées et destructrices. Il n’est évidemment pas le premier film à tendre la main aux secoueurs de manettes pour lui signifier à quel point il est proche d’eux. En marge de la voie tristement célèbre des adaptations plus ou moins ratées de jeux vidéo, le cinéma hollywoodien lance depuis quelques années des œillades salaces aux gamers en se référant à leurs codes et aux mécanismes ludiques. Cela peut aller d’une « combo one-shot » vers la fin d’Iron Man 2 à l’adaptation officieuse — et pas trop inepte — de Mario Kart dans Course à la mort. Dans le cas de Snyder, cependant, on croit difficilement à cette communion tapageuse avec la jeune génération de spectateurs. C’est qu’on ne voit guère, chez lui, la différence entre le réel et l’imaginaire pré-mâché, tant il prend plaisir à traiter toutes ses images comme des décors virtuels, armé de ses filtres criards, de ses ralentis pétrifiants, de sa bande-son tonitruante faite presque exclusivement de remixes — laquelle retentit comme la confirmation d’une volonté de digérer et recomposer absolument tout à sa sauce de clip industriel. Autre désagrément : alors que la référence aux jeux vidéo aurait pu autoriser la mise en scène à jouer sur l’implication du spectateur (faisant ainsi écho à l’interactivité de ces jeux), la mainmise écrasante de la forme sur le moindre plan fait ressembler le tout à une série de cinématiques des différents « mondes » — celles concernant l’imaginaire ludique, faites de massacres divers et de quêtes scriptées, s’avérant plutôt répétitives par-dessus le marché.
Snyder vend avec force gesticulations du « plaisir coupable » à son spectateur(-joueur), mais celui-ci n’a guère le loisir de s’approprier ces univers : c’est le réalisateur qui se fait plaisir avant tout, sur une base bien maigre. On ne s’étonne guère que dès le retour au « premier niveau » — le « réel » — le film retombe sur des pattes moralistes, mettant fin à l’évasion geek par un retour au bercail conventionnel, avant de se conclure sur le slogan attendu et creux « l’imagination libère l’esprit ». Sucker Punch a alors confirmé le statut qu’il partage avec les précédents films de Snyder — celui de machine carburant à l’emphase visuelle et au prêt-à-penser, et malgré tous ses ébrouements, le réalisateur ne fera jamais croire que son imagination mène plus loin que les horizons formatés du système ayant favorisé la place surestimée qu’il occupe aujourd’hui.