De la noirceur d’un fragment de pont en contre-plongée on glisse sur le visage en gros plan d’une jeune femme qui crie. Un corps gît à terre et déjà la foule aux visages horrifiés s’agite autour. Ces trois plans fixes, inauguraux, et d’une efficacité redoutable nous plongent dans la série de meurtres perpétrés à Londres par un criminel fasciné par les chevelures blondes, et qui échappe, encore et toujours, aux forces de l’ordre. Inspiré de l’histoire de Jack l’Éventreur, The Lodger est l’un des premiers films muets de la période anglaise du jeune Alfred Hitchcock, à l’époque âgé de 26 ans. Cette rareté méconnue du maître du suspense qui éblouit par l’inaltérable et primitive beauté des premiers films muets, contient en creux tous les prémices de l’art que développera Hitchcock dans de futurs chefs-d’œuvre. The Lodger est ainsi le premier véritable film hitchcockien à travers lequel les formes et obsessions chères au cinéaste se dessinent sous le prisme inquiétant de l’expressionnisme.
C’est fraîchement empreint de l’influence du cinéaste allemand Murnau, auprès duquel il s’est quelques temps formé, qu’Hitchcock signe en 1926, à Londres, The Lodger, adaptation très libre de l’histoire de Jack l’Éventreur. À l’époque, le film était sorti en France sous le titre Les Cheveux d’or. Aujourd’hui ce choix de titre apparaît comme une rémanence évidente d’un motif populaire qui traverse toute l’œuvre du cinéaste. La chevelure et sa blondeur, motif maintes fois répété, exerce dans son sillage, dans chacun de ses films, un pouvoir de fascination à l’érotisme presque morbide. Comme ici, lorsque les scènes de meurtres sont réduites au halo de lumière qui entoure les cheveux de la victime et à son cri qui se fait d’autant plus glaçant qu’il demeure sans son. Mais ce serait plutôt à partir du titre original et de sa traduction littérale « Le Locataire » que le réalisateur trace le centre de gravité de ce qui constituera sa propre architecture et marque de fabrique dans des films ultérieurs : à savoir, le déplacement de l’angoisse et de la peur de l’extérieur vers l’intérieur, passant ici de l’obscurité brumeuse des rues de Londres au champ clos et a priori réconfortant d’une maison de famille, celle où le personnage du locataire, principal suspect de l’affaire, s’introduit pour louer une chambre. L’effroi, le pressentiment d’horreur sont désormais inscrits dans des lieux clos, et le crime peut à tout moment se dérouler au sein du giron maternel (la maison est tenue par les parents de la jeune héroïne Daisy). Le criminel peut-il dès lors commettre l’irréparable, à savoir tuer non plus dans la nébuleuse obscurité et l’anonymat de la ville, mais sous l’éclairage de la cuisine et sous le nez du couple parental ? Et c’est de ce cadre fixe des scènes d’intérieur que jaillit l’effroi, car ce champ clos laisse supposer en permanence un hors champ incertain, d’autant plus effrayant qu’il est implacable puisqu’il échappe à notre contrôle de spectateur. En d’autres termes, le Locataire n’est autre que l’Oncle Charlie pour la famille : il n’est plus l’étranger, mais l’ombre d’un doute.
La topographie même des lieux en est la symbolique : si les parents vivent dans les pièces d’un sous-sol, le Locataire, quant à lui, vit reclus dans une chambre à l’étage supérieur. Entre ces deux extrêmes, se déploie un escalier, comme le seuil de franchissement d’une zone d’ombre à l’inquiétante étrangeté. Car l’escalier forme la jonction entre deux sentiments contradictoires : celui du désir pour Daisy, la fille de la famille, qui éprouve pour le nouveau venu une véritable attirance, celui de la suspicion pour la mère, qui craint un malheur pour sa fille, ainsi offerte au regard d’un suspect. De cet escalier naît sans doute l’une des plus belles démonstrations du suspense. En l’espace de quelques plans assemblés en montage alterné, s’opère une succession de glissements et d’arrêts, « la dilatation d’un présent pris entre les deux possibilités contraires d’un futur imminent » (Jean Douchet, Hitchcock), provoquant ainsi l’éprouvante attente. À la nuit tombée, le Locataire sort de sa chambre. Seule la mère en éveil et cloîtrée dans sa chambre entend ses pas. Puis, un plan large en plongée de l’escalier laisse apparaître la main d’Ivor Novello qui glisse le long de la rampe et paraît s’enfoncer puis se perdre dans la circularité de la rampe, vision quasi semblable au plan vertigineux du chignon de Kim Novak dans le générique de Vertigo. Puis, l’on revient sur le plan de la mère à l’écoute. Sur le mur de sa chambre, est projeté un reflet obtus et déformé de la fenêtre à l’esthétique proche de Caligari, grâce auquel, elle aura, un peu plus tard, la certitude que le locataire s’est bien engouffré dehors à une heure tardive. D’étranger, le locataire devient dès lors suspect.
S’il révèle tout le talent de mise en scène du suspense, The Lodger marque encore les esprits aujourd’hui parce qu’il installe une histoire d’horreur et de mort dans un schéma de séduction implacable caractérisé par une puissance de perception érotique propre au cinéaste. Au-delà des suspicions, c’est l’opacité mélancolique du jeu d’Ivor Novello qui attire l’héroïne blonde. La charge érotique de la scène de baiser entre le locataire et Daisy fascine parce que dans chaque geste, dans chaque plan cohabitent l’étreinte amoureuse et le geste d’un possible meurtre. L’effroi n’est qu’un passage dont Hitchcock se sert pour transfigurer ses personnages. D’objet à la chevelure flamboyante, Daisy deviendra sujet lorsqu’elle prendra le parti de défendre le locataire face aux agents de police, et de clamer son innocence, rejetant ainsi d’une parole les avances faites par le jeune policier auquel elle était promise. Si le film s’achève en un happy-end (forcé par la production à l’époque car l’acteur vedette Ivor Novello devait conserver une image positive), la prouesse d’Hitchcock est de laisser planer le doute jusqu’au plan final. Le prétendu innocent n’est-il pas finalement un criminel en puissance ?