Il y a quelque chose d’assez excitant à voir l’un des films d’horreur les plus inventifs de ces dernières années bénéficier d’une suite. Rien de pourtant vraiment surprenant dans cette entreprise, au-delà de sa perspective commerciale, étant donné que l’idée du premier Unfriended — entièrement composé d’interfaces et de fenêtres, montrant la navigation numérique d’une adolescente sur son ordinateur — faisait déjà preuve d’un fort potentiel : les possibilités et les combinaisons offertes par son dispositif semblaient infiniment déclinables. Dans l’Unfriended de Levan Gabriadze, le moindre clic ou la moindre intrusion virale dans le système pouvait s’avérer être une porte d’entrée vers un nouvel espace, une nouvelle forme, un nouveau film. Outre son postulat très consciencieux des pratiques numériques contemporaines, c’est par sa pleine foi aux limites de son propre espace (celles imposées par un écran d’ordinateur comme lieu où peut se nicher la fiction horrifique) qu’Unfriended premier du nom détonnait, parvenant à combler les quelques lacunes de son intrigue revenge-porn (le spectre d’une adolescente bafouée revient pour éliminer un à un celles et ceux qui l’ont trahie) grâce à son éclatante inventivité.
Naviguer
Unfriended : Dark Web de Stephen Susco, en prenant pour fil conducteur la découverte puis l’exploration du Deep Web (l’ensemble du réseau internet qui n’est pas indexé par les moteurs de recherches), vient revitaliser le genre du « film-interface », quelque peu épuisé par les propositions récentes cherchant à surfer sur la vague du premier Unfriended (Searching, sorti en septembre, ou Profile présenté en festival cette année). Matias, un jeune homme un peu plus âgé que les lycéens du premier film, rapporte chez lui un ordinateur trouvé sur son lieu de travail, puis découvre que celui-ci recèle bien des secrets. Au fil de son cheminement via différentes interfaces, celui-ci comprend que l’ordinateur appartient en réalité à un membre du Cercle, une confrérie de receleurs de vidéos torture porn, dans lesquelles de jeunes filles séquestrées sont filmées puis assassinées. Mais la révélation de ce postulat horrifique vient tardivement, laissant en suspens l’identité réelle du possesseur de l’ordinateur pour prendre le temps de définir la troupe de personnages connectés sur Skype, catalogue très stéréotypé d’une Amérique 2.0 amenée à être exécutée froidement par des hackers sans scrupule (un couple lesbien qui s’apprête à se marier, une DJ branchée issue d’une minorité, un super-geek exilé à Londres, ou encore un jeune « éclairé » ressassant que les GAFA et les multinationales du numérique nous manipulent et que, attention scoop, « le produit, c’est nous »).
Toujours ancré dans une intrigue envisageant le support numérique comme un espace menaçant, où l’extorsion, le recel, la séquestration et la torture remplacent le cyber-harcèlement du premier, cet Unfriended : Dark Web n’en reste pas moins une vitrine des possibilités plastiques permises par un outil trop souvent réduit, au cinéma, à son caractère utilitaire ou à son contexte isolant (le cliché du personnage esseulé, les yeux rivés devant son écran, découvrant la vérité en alignant trois mots dans une barre de recherche). C’est que ce second film s’inscrit dans la même démarche d’expérimentation que le premier et propose, non pas un split-screen, mais un enchevêtrements de fenêtres dont les contours viennent se juxtaposer aux autres, laissant entrevoir quelques combinaisons vertigineuses (par exemple la réception d’un message et la réaction en direct de l’utilisateur, ou la cohabitation permanente du texte avec l’image, le son, la vidéo, tous plus ou moins désaccordés). En cela, et au même titre que le premier film, la multitude des informations contenues dans chaque « plan » du film en vient à multiplier les points de fixation possibles offerts à notre regard. On peut choisir de regarder la bulle Skype où gesticulent les amis de Matias, trouver les petits détails nichés dans les fenêtres ouvertes par ce dernier, ou jongler d’un espace à un autre, d’une strate à une autre, regarder dans la fenêtre située dans l’arrière plan ou celle au premier plan, se concentrer sur le curseur de la souris ou, au contraire, être attentif à tout ce qui n’est pas pointé ni visé, comme pour se réapproprier le montage d’un film qui semble à première vue vouloir nous piéger dans son cadre.
Le spectre et la prison
La force de ce second film, toujours dans l’idée d’offrir une forme d’ouverture là où tout semble a priori restreint, réside dans l’incursion du vivant dans un monde régi par la spectralité et la hantise de la trace. Le premier Unfriended proposait en ce sens le chemin inverse : l’intrusion d’un mort, le spectre numérique de Laura Barns, d’abord dans le système (en tant qu’utilisateur fantôme, sans pseudo ni avatar) puis dans la réalité (une boogeygirl dont la présence graphique était condamnée à la dysfonctionnalité). Ainsi, en tant que variante négative de son aîné, cet Unfriended : Dark Web met en scène le mouvement de corps vivants vers la mort. À l’image de ce travelling avant infini simulé par le fond d’écran de l’ordinateur une fois celui-ci connecté à The River, un service de messagerie crypté dissimulé dans les méandres du deep web, l’utilisateur entre dans un espace de mort à partir du moment où il pénètre cette antre numérique où des receleurs, tous nommés « Charon » (du nom de celui qui fait passer les âmes d’une rive à l’autre du Styx dans la mythologie grecque), se réunissent pour marchander. Plus qu’une annonciation du destin funeste qui attend les adolescents qui se dirigent tout droit vers les limbes du système, l’expression graphique de The River, dans le style d’un jeu rétro puis, dans un second temps, dans celui d’un jeu vidéo next-gen, permet de résumer l’évolution technique du numérique, de ses origines pixellisées à sa nature contemporaine (caractérisée par une accumulation des logiciels et des services full-responsive type Skype, Spotify, Facebook, tous présents dans le film), et de montrer que l’aspiration spectrale de la technologie n’a pas changé d’un iota (elle a simplement pris une forme moins rigide). Que ce soit dans ses prémisses signalétiques (l’envoi d’une information et sa disponibilité en ligne) que dans sa variante contemporaine de l’établissement d’un profil 2.0 (profil Facebook d’une jeune fille disparue dans le premier film, ou même une playlist au nom d’Amaya dans ce Dark Web, la petite amie de Matias amenée à disparaître à son tour), l’expérience numérique est autant définie par l’obsession de laisser une trace que par la peur que cette même trace disparaisse. Celle-ci se manifeste ici à travers un « profil » qui resterait après notre mort ou l’image d’un souvenir passé que l’on se remémore (comme cette vidéo où Matias et Amaya semblent heureux), tandis que la crainte de sa disparition s’exprime par une hantise de l’effacement, d’où l’omniprésence de la disparition dans le premier et dans le second volet. Comme tout spectre, la trace numérique demeure mais peut être effacée d’un moment à l’autre, en un clic, en un hack ou en un glitch.
Il est néanmoins dommage que le film refuse d’exploiter pleinement cette idée du devenir spectral de ses personnages au profit d’une série d’exécutions à la chaîne et de retournements de situation qui, bien que s’inscrivant dans une dynamique fantomatique, poussent au contraire le film à s’extirper du cadre restreint qu’il s’est lui-même imposé. Alors que les tentatives plastiques ouvertes par le numérique permettent à ce Dark Web de rester un modèle du genre, la déviation du film-interface vers le film d’horreur entraîne un délaissement partiel du dispositif : les codes informatiques sont souvent mis de côté au profit des codes d’un genre balisé (le cliché du jeu grandeur nature chapeauté par des individus omniscients et encagoulés). Pour privilégier la clarté des dialogues et des prises de parole, les limites inhérentes à tout support numérique sont donc souvent outrepassées. Il arrive, par exemple, que de la musique ou des effets soient rajoutés aux seuls sons diégétiques générés par l’interface, ou, autre exemple, qu’on ne saute plus d’un espace à un autre, d’une temporalité à une autre, d’une forme à une autre, mais plutôt d’un capsule Skype à une autre, dans ce qui s’apparente à un montage parallèle réalisé à l’intérieur du cadre, où chaque personnage y va de son commentaire en direct et a le droit à son reaction shot face caméra. Le plan final du film, qui s’extirpe étonnamment de l’écran d’ordinateur pour révéler toute la machinerie macabre à l’origine de l’horreur par un travelling arrière, laisse envisager un abandon de ce qui faisait tout l’intérêt et toute la force des deux Unfriended : être pris au piège d’un claustrophobie numérique ouverte sur l’infini, dans une prison paradoxale où le cloisonnement du cadre est aussi une porte vers une multitude d’ailleurs et d’instantanés.