Avant tout connu pour ses flamboyants mélodrames, Douglas Sirk s’est pourtant essayé à bon nombre de genres dont la comédie. Parmi les plus fameuses, Qui donc a vu ma belle ? et No Room for the Groom, toutes deux réalisées en 1952, dans lesquelles Douglas Sirk ne se contente pas de divertir le spectateur mais offre en sus une peinture au vitriol du rêve américain. Les deux films sortent aujourd’hui en DVD.
Maître incontesté du mélodrame classique hollywoodien au point d’influencer des générations entières de cinéastes (Fassbinder, Almodóvar, Ozon, Haynes), Douglas Sirk était avant tout un homme d’une finesse et d’une érudition sans égal. Pourtant, celui qu’on considéra trop longtemps comme un réalisateur mineur, voire putassier parce qu’il avait ce génie de faire pleurer les foules, était un observateur hors pair de la société dans laquelle il vivait, et plus particulièrement de la société américaine qui l’adopta dès le début des années 1940. Le matérialisme de la middle-class américaine, le culte de la fortune, le racisme, autant de sujets qui ont ponctué ses œuvres les plus célèbres, de Tout ce que le ciel permet à Écrit sur du vent en passant par Mirage de la vie, (presque) tout fut un magnifique prétexte à scruter l’échec et la frustration d’une société qui s’était rêvée plus grande qu’elle ne l’était réellement.
Si l’idée que l’on se fait du cinéma de Douglas Sirk est justement cette ampleur flamboyante où la petite histoire s’imbrique pudiquement dans la grande, il est difficile d’imaginer le maître du mélodrame faire preuve du même brio dans le registre de la comédie. Certes, Qui donc a vu ma belle ? et No Room for the Groom n’atteignent pas le niveau d’un modèle du genre sorti à la même époque (Qu’est-ce que maman comprend à l’amour ? de Vincente Minnelli, injustement oublié), mais force est de reconnaître que Douglas Sirk développe déjà dans ces deux films certaines de ses obsessions à venir comme par exemple la dénonciation de l’hypocrisie de la bourgeoisie bien-pensante.
Dans Qui donc a vu ma belle ?, Samuel Fulton, vieil homme très riche et impétueux, voit son heure arriver. Convaincu qu’il doit sa réussite à celle qui a refusé de l’épouser cinquante ans plus tôt, il décide de retrouver la famille de l’ancienne élue de son cœur – décédée entre-temps – pour lui léguer toute sa fortune. Sans donner les véritables raisons de sa venue, il trouve le moyen de se faire héberger chez eux et observe scrupuleusement leur comportement lorsque les premières grosses sommes d’argent leur sont léguées. En 1951, lorsque le film est tourné, l’American way of life est à son apogée : culte de la consommation, de l’équipement électroménager ou encore de la réussite sociale. L’après-guerre a vu les valeurs matérielles triompher sur toutes les autres et la famille avec laquelle Fulton a choisi d’être très généreux n’échappe pas à cette règle. La mère ne cesse de rêver au luxe que son modeste mari ne peut lui offrir et choisit pour sa fille un riche jeune homme lorsque le cœur de celle-ci bat pour un modeste serveur (Rock Hudson, dans son premier rôle chez Sirk). Sous ses ressors comiques, Qui donc a vu ma belle ? n’est donc rien d’autre qu’un portrait au vitriol de l’Amérique et de ses rêves de grandeur : on y marie les jeunes femmes contre leur volonté, on ne vit que par le qu’en-dira-t-on, on cherche par tous les moyens à oublier d’où l’on vient.
Cet humanisme moraliste (au sens noble du terme) que l’on retrouvera dans ses plus grands films dont notamment le magnifique Le Temps d’aimer et le temps de mourir est également à l’œuvre dans la seconde comédie présentée, le méconnu No Room for the Groom. Dans ce film, Alvah (Tony Curtis) se marie précipitamment avec la jeune femme qu’il l’aime avant de retourner au combat (les États-Unis sont alors engagés en pleine guerre de Corée). Pendant sa longue absence, l’épouse occupe la maison avec le reste de sa famille, dont sa propre mère à qui elle n’a pas encore avoué l’union officielle. Dans cette comédie survoltée, c’est encore une fois l’American way of life et la quête de réussite qui sont la cible du réalisateur : une mère obsédée par le mariage d’intérêt pour sa fille, la prédominance des valeurs matérielles, la réussite financière au détriment de la mémoire, etc. Dans ces deux comédies qu’on pourra qualifier de mineures dans la filmographie de Sirk, se dessinent néanmoins les thèmes qui seront à l’œuvre dans ses films les plus connus. Deux curiosités à mettre entre toutes les mains pour mieux comprendre les obsessions de ce réalisateur qu’on ne se lassera jamais de redécouvrir.