L’intégralité de la série culte de Lars von Trier découverte il y a six ans sur Arte sort enfin en DVD chez Opening Vidéo, et nous rappelle, après l’aride Manderlay, que le réalisateur danois possède également un solide sens de l’humour, doublé d’un goût prononcé pour le bizarre.
On a souvent comparé, à raison, la série de Lars von Trier avec celle de David Lynch, Twin Peaks. Les deux réalisateurs ont en effet trouvé dans la télévision un média qui leur offrait un formidable terrain de jeu, leur permettant de laisser libre cours à leurs délires, tout en se pliant avec une délectation non feinte aux codes et figures imposées du feuilleton, comme les rebondissements à répétition. On peut également voir The Kingdom comme une sorte d’Urgences déjanté, avec des accents à la Shining. Stephen King, séduit par l’originalité du projet de Lars von Trier, en est d’ailleurs à l’origine d’un remake outre-Atlantique, Kingdom Hospital, que diffuse M6 actuellement.
Comme c’est le cas pour ses récents films Dogville, le titre original de la série de Lars von Trier (Riget, le « royaume ») est aussi le nom du lieu où se déroule l’action, ici le plus grand hôpital danois, situé à Copenhague, un endroit où, dixit le réalisateur, « derrière une façade excentrique et charmante, rôde la terreur ». Car comme le révèle le titre français L’Hôpital et ses fantômes, le lieu s’avère être sérieusement hanté. C’est là d’ailleurs toute la thématique de la série : l’hôpital est le lieu où se croisent et s’affrontent les forces occultes et la technologie scientifique de pointe. L’action se situe plus précisément dans les couloirs du service neurochirurgical, dont l’ensemble du personnel semble atteint de folie (plus ou moins) douce. Le tout baigne dans une ambiance où se mêlent fantastique et fantaisie, dans la liberté la plus totale : on est loin des séries traditionnelles aux épisodes formatés et aux saisons de 24 épisodes. Ici les deux saisons forment un tout de huit épisodes de durées inégales (une heure approximativement pour chacun).
Les épisodes de la première saison commencent tous de façon identique et jubilatoire (c’est aussi là que réside le charme d’une série, dans cette possibilité qu’elle offre de développer des situations comiques sur la durée) avec l’arrivée du professeur Helmer (incarné par le grand Ernst-Hugo Järegård, déjà vu dans Europa), les jantes des roues de sa voiture sous le bras, et se terminent invariablement par le même Helmer et sa traditionnelle plainte sur le toit, d’où il maudit autant qu’il le peut ces idiots de Danois qui l’entourent, lui l’exilé suédois supérieur en tout point.
Immuables aussi, l’envoûtant pré-générique captant l’esprit du lieu (qui n’est pas sans rappeler celui qu’au même moment David Lynch réalisait pour son Hotel Room), ainsi que les apparitions finales de Lars von Trier en Monsieur Loyal. Il faut aussi mentionner les deux personnages trisomiques qui de façon poétique, à la manière d’un chœur antique, ponctuent l’action et la commentent, et qui annoncent la thématique du film suivant de Lars von Trier, Les Idiots. Cette grande liberté, que l’on retrouve également jusque dans la mise en scène à proprement parler (caméra à l’épaule, faux raccords), annonce plus généralement le style brut et réaliste qui caractérise le Dogme.
L’édition DVD propose en bonus, outre le clip de la musique du générique (une curiosité), le documentaire Tranceformer de Stig Björkman consacré à Lars von Trier. D’une durée de 52 minutes, il s’agit d’un portrait du réalisateur en provocateur. En plus des interviews du principal intéressé et de ses collaborateurs les plus fidèles, tels que Udo Kier, on y trouve de nombreux extraits de sa filmographie, les plus précieux provenant de ses œuvres de jeunesse, d’une maturité étonnante pour un enfant d’une dizaine d’années, âge auquel le cinéaste était déjà une star dans son pays pour avoir interprété le premier rôle dans une série télévisée locale.
Mais au-delà de cet indéniable et très travaillé côté provocateur, on y découvre un homme à la sensibilité exacerbée, bourré de phobies, et dont l’anxiété se manifeste par une haine de lui-même. Selon lui, la vie est un cirque, et faire des films est le moyen qu’il a trouvé pour garder son équilibre mental.
Nous évoquions plus haut les rapports entre The Kingdom et Twin Peaks, il convient d’en ajouter un dernier : leur inachèvement après deux saisons, un cliffhanger en guise de points de suspension. Interrogé sur le tournage d’une éventuelle suite, Lars von Trier déclarait ne plus en ressentir l’envie et considérait la chose impossible en raison du décès de l’acteur Ernst-Hugo Järegård. Il semblerait bien que les portes du Royaume restent ouvertes de manière définitive.