Objet d’un récent colloque international intitulé « L’Invention cinématographique à l’épreuve de la littérature », Manoel de Oliveira est à lui tout seul une véritable synthèse de l’histoire du 7e art : « J’ai grandi au long d’un siècle avec le cinéma et aujourd’hui je sais que c’est le cinéma qui m’a fait grandir. » Refusant toute périodisation chronologique inadaptée à une aussi longue carrière, Mathias Lavin propose, sur la base de sa thèse de doctorat, une introduction à l’œuvre si originale — d’aucuns diraient austère et peu accessible – et par là même inclassable d’Oliveira.
Oliveira, c’est avant tout, avec une carrière cinématographique sans égale de bientôt quatre-vingts ans (de son premier court métrage Douro, faina fluvial tourné en 1929 jusqu’à Christophe Colomb, l’énigme sorti en 2008), le doyen des cinéastes en activité : son 46e film, Singularités d’une jeune fille blonde, sortira en janvier prochain. Plus qu’un cinéaste portugais, Oliveira est le cinéaste d’une ville, Porto. Issu de la bourgeoisie industrielle, il a longtemps mené une vie de dilettante, hésitant entre une carrière d’acteur, de pilote automobile et de sportif de haut niveau. Il réalise son premier long-métrage en 1942, Aniki-Bobo et il faut attendre 1963 pour que sorte le second, Acte du printemps, considéré comme le premier film politique portugais ». Paradoxalement, à la fin des années 1950, Manoel de Oliveira est « un maître sans film » qui se consacre surtout à la gestion de l’usine textile paternelle et à ses vignobles. Son activité cinématographique reste très discontinue jusqu’en 1971 (entravée il est vrai par les 30 ans de dictature de Salazar) où il débute la tétralogie dite des « amours frustrées » (Le Passé et le présent, Bénilde ou la Vierge mère, Amour de perdition et Francisca) et devient dès lors plus productif. Dix ans plus tard, la perte dramatique de sa maison familiale lui fait l’effet d’un électrochoc : il décide de réaliser son film posthume, Mémoires et Confessions. Cette formalité accomplie, il retrouve, à 70 ans, une deuxième jeunesse et réalise, avec près d’un film par an, l’essentiel de son œuvre cinématographique. La reconnaissance internationale, marquée par quelques invitations dans les festivals, est très graduelle et celle du public plus tardive encore. En 1993 enfin, avec Val Abraham, Manoel de Oliveira conquiert à la fois l’admiration de la critique et le cœur des spectateurs. Vient ensuite le temps des récompenses cannoises : Prix du Jury en 1999 pour La Lettre, son adaptation de La Princesse de Clèves, et Palme d’or pour l’ensemble de sa carrière en mai 2008. En janvier 2009, il doit recevoir un hommage de la part de l’Association des critiques de Los Angeles.
Son empreinte se dessine déjà par sa présence physique discrète (Amour de perdition, Inquiétude, Parole et utopie…) ou affichée (Christophe Colomb, l’énigme), on le croise chez d’autres cinéastes comme Wim Wenders dans Lisbon Story ou João Botelho dans Moi, l’autre. Elle se manifeste aussi par les éléments purement biographiques qui jalonnent sa filmographie. En 1997, Voyage au début du monde esquisse la figure du « vieux réalisateur » (Marcello Mastroianni) par la traversée de ses lieux de mémoire. Porto de mon enfance qui mêle des images d’archives à celles des propres films d’Oliveira en les opposant à celles du présent, traçant ainsi un autoportrait lié à la perte et à la destruction des lieux intimes. En 2008, Christophe Colomb, l’énigme, au-delà de la méditation sur l’identité, sur la mémoire et les traces du passé, est une vibrante déclaration d’amour à Maria Isabel (la femme de Manoel de Oliveira depuis près de soixante-dix ans et interprète de Silvia) et un hommage à son abnégation vis-à-vis de la passion artistique dévorante de son époux.
En plus de cette part d’intimité, le cinéma de Manoel de Oliveira puise l’essentiel de son inspiration aux diverses sources littéraires que sont les romans, pièces de théâtre, documents historiques, textes religieux etc. Dans le corpus oliveirien, seuls cinq films sur quarante-six ne sont pas issus d’œuvres littéraires. Influencé par le poète et dramaturge José Régio, grâce auquel il a été reconnu en tant que cinéaste ou par son amie et collaboratrice Augustina Bessa-Luis, à qui l’on doit notamment deux adaptations « perverses » (Val Abraham, lecture contemporaine de Madame Bovary en 1993 et deux ans plus tard, Le Couvent, une variation sur le thème de Faust), Oliveira avoue n’avoir découvert la littérature qu’à l’âge adulte grâce à Crime et châtiment. Adaptations littérales (Benilde, Amour de perdition et Le Soulier de satin), transpositions (Acte du printemps, Le Passé et le présent, Les Cannibales…) et montages savants de références textuelles au service de l’intertextualité (Inquiétude associe trois ouvrages, Les Immortels de Prista Monteiro, Suze d’Antonio Patricio et La Mère du fleuve d’Agustina Bessa-Luis ; Je rentre à la maison mélange Le roi se meurt de Ionesco, La Tempête de Shakespeare et Ulysse de Joyce ; La Divine Comédie mêle des passages de la Bible, des citations de différents livres de Régio, des extraits de Dostoïevski), Manoel de Oliveira ne cesse d’explorer les différentes facettes du lien entre le texte, la parole et l’image, l’une de ses problématiques majeures. Il s’avère vite impossible de départager l’image du texte chez Oliveira car ses films « dénouent en fait constamment leur lien de dépendance aux textes qui les nourris tout en conservant intacte la prégnance d’une certaine culture ». À propos de Val Abraham ou du Principe de l’incertitude, Oliveira emploie les termes de « parole visuelle », et affirme que, « de même que l’on peut filmer un paysage, on peut filmer un texte ».
L’histoire constitue l’autre pôle d’attraction de l’imaginaire d’Oliveira : la bataille d’Alcacer-Quivir inspire Le Cinquième Empire, l’héroïne d’Un film parlé est professeur d’histoire, et c’est bien la quête historique qui anime le personnage central de Christophe Colomb, l’énigme ou celui du Couvent. Oliveira ne se place pas dans l’optique de la reconstitution historique esthétique, mais plutôt du côté de la démythification, en prenant volontairement l’histoire au pied de la lettre — « je me suis imposé […] de m’en tenir à la « sécheresse » des faits tels qu’ils sont écrits, sans ajouter à ma fiction la moindre fantaisie pour donner ou ajouter du spectaculaire » — et de la critique manifeste du lien supposé entre passé et avenir. L’utilisation de documents d’époque (textes et iconographie) sert à « privilégier une version des faits venant du passé afin de combattre le risque d’abandon à l’imagination ». Dans Non ou la vaine gloire de commander qui évoque le passé colonial du Portugal, le récit, introduit et présenté par Cabrita, se veut ainsi une histoire « à haute voix » raconté par un témoin. Comme le souligne Oliveira, « ce n’est pas la vérité, mais la possibilité de la vérité », « ce n’est pas une réalité, c’est historique ». Et l’histoire est une fiction puisque la mémoire la reconstitue et la réécrit en permanence.
Dans l’univers oliveirien, la parole est au centre et « participe à la figuralité filmique ». La parole est par essence mobile, volatile et plastiquement sans forme définie — avant d’être portée à l’écran par Oliveira, cela va sans dire — la filmer revient donc en premier lieu à filmer le locuteur ou l’auditeur donc un corps visible parlant ou écoutant. La parole permet aussi la modulation de l’espace et du temps, elle arrête ou accélère son cours, en décrivant par exemple de manière anticipée l’action. Dans Party, l’usage systématique de paroles vides et de propos insignifiants provoque le sentiment d’étrangeté qui envahit peu à peu le spectateur, permettant à toute l’ironie d’Oliveira de s’exprimer par rapport au texte servant de dialogue. Pour lui, Party est un film muet où la parole n’est rien d’autre qu’un vain divertissement, une « pratique de surface ». Chez Oliveira, le récit prend corps à travers la puissance de la parole. C’est le corps sonore qui prend en charge la fiction par différents moyens qui vont de l’invocation divine (Amour de perdition, Acte du printemps, Le Soulier de satin) à l’évocation (Le Jour du désespoir, Le Couvent, Un film parlé) — qu’on pense ici à la séquence finale de La Lettre où la lecture supplée l’absence de l’héroïne — en passant par la convocation, où la parole « accompagne et produit le passage de l’élément narré à sa représentation » (Non ou la vaine gloire de commander). Une relation image/parole « dans laquelle la subordination de la parole au visible […] perd son sens ». Oliveira soutient que « le mouvement de l’image est donné par la parole » et rejette l’usage excessif du potentiel technique cinématographique trop souvent synonyme de « virtuosité complaisante » (cache-misère ?). La parole est l’élément moteur de l’image, dès lors le cadre peut être fixe et les corps immobiles. La parole est aussi le portrait de la pensée. Une image donc.. « Quand on dit d’un film qu’il est statique parce qu’il repose sur la parole, c’est une erreur. C’est à travers la parole, la musique, le son qu’il devient mouvement. »
Et c’est parfois le souffle de la voix-off qui donne vie au récit. Dans Amour de perdition, on observe l’étrange utilisation de voix-off en duo (reflet sonore du couple à l’écran ?). La première est celle d’un homme, « le Délateur », qui met à nu les personnages, expose l’action, commente les faits et gestes des protagonistes de l’histoire, une sorte de « signature sonore » de l’auteur du roman. La seconde appelée « la Providence » est une femme, qui intervient seulement aux moments où la tragédie future se met en place. Dans Val Abraham, la seule voix-off appartient à un narrateur extérieur, une voix d’autorité quasi « objective » qui maîtrise le cours de la narration (celle du texte littéraire adapté), qui informe (fonction traditionnelle de la voix-off), commente parfois jusqu’à la fabulation, finit par s’immiscer dans les dialogues, et va jusqu’à adopter la position du souffleur de théâtre. Souvent employée comme facteur d’économie narrative, la voix-off peut aussi faire de l’image un élément redondant voire superflu. Mais, la parole seule n’est pas suffisante : « si elle est bien inscrite dans le visible, la parole lui confère le pouvoir d’exister en même temps qu’elle en rend plus difficile l’accès en accentuant l’écart avec l’image ». Et de fait la relation parole-image s’avère paradoxale : la première donne du sens à la seconde, mais peut aussi en « faire vaciller l’évidence factice ». Est-ce pour mieux souligner le pouvoir démiurgique de la parole (voix de la lumière) qu’Oliveira a confié, dans Val Abraham, au chef opérateur Mário Barroso ce rôle pour le moins éclairant ? La voix-off est utilisée comme celle de personnages qui lisent ou écrivent des lettres pour mieux souligner qu’entre l’image et le son, il y a l’écrit — empreinte du texte encore et toujours — l’usage de la lecture et la présence de l’objet épistolaire est un élément récurrent.
Quelle place reste-t-il au corps humain dans cet univers submergé par les flots du langage ? Le corps oliveirien entre souvent en relation — en comparaison ou en concurrence ? — avec des substituts ou des représentations : statues, poupées, photographies… L’apparence corporelle est parfois malmenée jusqu’à la défiguration. « Le corps oliveirien se donne comme le résultat d’une construction progressive. » Du vicomte d’Aveleda, l’homme-tronc des Cannibales au cavalier démembré de Non ou la vaine gloire de commander, le corps non idéalisé « n’est qu’un agencement précaire menacé de dislocation ». Figure caractéristique du cinéma d’Oliveira qui n’est pas sans rappeler sa fascination pour la statuaire (Francisca, Voyage au bout du monde, La Lettre…), Un corps arrêté, statique et quasi inanimé, cadré de manière frontale, au centre de l’écran, s’oppose à un autre corps en mouvement. Le corps oliveirien est un corps sonore avant tout. La parole incarnée dans un corps refusant les conventions du dialogue, de la parole quotidienne dans un espace théâtralisé. Le jeu oliveirien met l’acteur « à distance ». On comprend mieux le témoignage de Chiara Mastroianni : « Il faut en faire le moins possible, ne pas jouer le texte mais le dire […] j’ai eu le sentiment d’être une marionnette. » Oliveira refuse sciemment de fournir des explications psychologiques aux interprètes, l’accent est mis sur la précision extrême de la gestuelle. Le personnage est à distance du comédien, et le spectateur pleinement conscient de cet éloignement. Avant les années 1970, Oliveira fait surtout appel à des non professionnels, mais, dans les années 1980 se constitue peu à peu autour de lui une sorte de troupe (Leonor Silveira, Luis Miguel Cintra, Ricardo Trêpa, petit-fils du cinéaste) qui parfois s’enrichit de la présence de Michel Piccoli, John Malkovich ou de Catherine Deneuve. L’effet de « naturel » récusé, le jeu frise parfois l’outrance et le stéréotype comme dans La Cassette où Luis Miguel Cintra « aveugle » surjoue sa déficience physique par une gestuelle très accentuée.
Si l’aspect théâtral du cinéma d’Oliveira se manifeste par l’usage de la parole et le jeu des comédiens et il se révèle aussi dans l’espace filmé. Le Soulier de satin est à ce titre un film essentiel : du plan initial (entrée de théâtre) au plan final (dévoilement du studio de cinéma et de la présence de l’équipe technique). Un des personnages déclare : « théâtre, cinéma, cinéma, théâtre, tout ça c’est la même chose. » Le film Mon cas est entièrement tourné sur scène et Gilbert Valence, le personnage central de Je rentre à la maison, est acteur de théâtre. Pour Oliveira : « Le théâtre n’est pas la vie, il est représentation de la vie, soit sur scène, soit dans la rue, soit au cinéma » et le cinéma est donc une mise en abyme de la notion de représentation, « un rituel destiné à filmer d’autres rituels » qui appartiennent déjà à la représentation. Dans Acte du printemps, les habitants de Curalha rejouent devant la caméra, leur représentation de la Passion du Christ. « Tout est théâtre » aime-t-il à répéter. L’univers cinématographique, représentation de représentations, est un monde d’artifices et Oliveira fait feu de toutes les formes d’artifices, se refusant à tout naturalisme. Dans un texte intitulé Le Lieu du cinéma, Oliveira déclare : « le lieu est abstrait et en cela il s’égale au temps. Le lieu ne se concrétise qu’avec la présence d’un objet. L’objet vieillit, le lieu, proprement dit, non. » Le lieu a par conséquent la capacité de se soustraire au temps. Dans Un film parlé, deux types de lieux cohabitent, le bateau et les villes méditerranéennes traversées. Les sites historiques sont recouverts en permanence par les clichés qui leur sont attachés et par le discours de la mère mais la parole donne aussi à voir : « Les lieux […] par un curieux effet fantastique semblent regarder les personnages qui eux sont de passage. »
Cinéaste « moderne archaïque », chantre de la non-illusion, Oliveira revendique le refus de l’esthétique réaliste, de la ressemblance, du penchant psychologique : « Je conçois mes films comme des films de résistance. Avant je les faisais contre le régime ; aujourd’hui contre la violence pour la violence, le sexe pour le sexe qui cherchent à attirer le public à tout prix. » Oliveira a conscience que son cinéma peut rebuter (jeu empesé des acteurs, longs plans fixes, très lents mouvements de caméra…). Mais, défendant son statut de créateur il n’est pas prêt pour autant à faire des concessions car « les films artistiques ne sont pas faits pour rapporter de l’argent ou pour satisfaire le public ». Et Manoel de Oliveira est un artiste, un explorateur insatiable de ses propres limites.