Menacé par l’emprise du tout-métafilmique qui limite parfois le discours critique autant qu’il le stimule, l’essai consacré par Hervé Aubron, dans la belle collection « Côté films » des éditions Yellow Now, à l’avant-dernier film de David Lynch s’avère être une réflexion brillante et spirituelle sur le rapport des images à la matière.
D’emblée, la couleur est annoncée : le film sera approché en termes de cinéphilie, de circulation des images. Situé à Los Angeles et questionnant les mythes, la fabrication, le pouvoir du cinéma, le film s’offre évidemment à une telle saisie. L’auteur du livre laisse pourtant perplexe en décrétant d’entrée de jeu que la créature fellinienne chuchotant « Silencio ! » à la fin du film symbolise la cinéphilie, qu’elle est « la Mère Cinéphilie ». Cette pure et fragile hypothèse, à laquelle préside la construction de l’ouvrage sous la forme « un chapitre : un personnage : une idée », et qui peut à bon droit faire tiquer, a du moins le mérite de s’assumer comme telle, avec un recul amusé. Elle a surtout le bon goût d’ouvrir la porte à des réflexions denses et pertinentes. Le reste de l’essai, qui convainc toujours plus à mesure qu’il avance, est peu ou prou à l’avenant : irritant çà et là mais non dénué d’humour (lequel ne se cantonne heureusement pas à un superficiel cabotinage, même si l’on peut parfois le juger excessivement ironique), jamais loin de la pure rhétorique mais tirant parti de contraintes apparemment artificielles pour structurer sa pensée, il emporte malgré tout la mise.
Rédacteur aux Cahiers du cinéma et à Vertigo, Hervé Aubron s’inscrit dans la tradition critique consistant à questionner l’origine et le circuit des images plutôt que l’effet qu’elles produisent ou les sens qu’elles contiennent. Il endosse cette propension à lire les films à un certain degré, le métafilmique : celui où ils ne parlent que d’eux-mêmes et de ceux qui les ont précédés. Ce qui, chez lui, prend la forme particulière suivante : ceux qui l’intéressent (notamment ceux de Lynch et De Palma) raconteraient avant tout le rapport du cinéaste au monde qu’il a créé, sa façon de mettre à mal ses propres clichés pour éviter la menace du petit monde clos sur lui-même, de la boîte à imagerie, de la parodie ricanante. On le comprend : c’est un enjeu fondamental au cinéma, qui a besoin de respirer, de déterminer un rapport, tout distancié soit-il, au réel pour offrir ce que peut l’art.
L’entrée en matière de son livre apporte une inattendue continuité à La Cinéphilie, le canonique et captivant ouvrage d’Antoine de Baecque sur l’âge d’or de la critique française (1945-1968). Quoique la démarche en soit assez différente. Moins méthodique et narratif que de Baecque (qui n’est pas seulement critique de cinéma, mais aussi et surtout historien), davantage porté par le plaisir de la spéculation et de l’écriture, Aubron ne dresse pas un panorama de la critique mais trace les lignes de force d’une certaine cinéphilie contemporaine, qui a pris le relais des précédentes à travers des pratiques nouvelles néanmoins régies par un esprit similaire. Cette cinéphilie, à l’âge du DVD, du DivX et du règne du sériel, sévit évidemment sur internet.
Ne l’a-t-on pas vue, justement, s’emparer de façon impressionnante de Mulholland Drive, lançant sur divers sites, blogs et forums des joutes interprétatives acharnées ? Ces « interméneutes » (internautes-herméneutes), au-delà des fourmillantes et parfois délirantes explications du moindre signe, ont dessiné trois grandes tendances : l’une appréhende le film comme une boîte à marionnettes avec laquelle jouerait malicieusement un démiurge ; la deuxième y lit un trip qui s’expliquerait par le rêve ou la folie d’un ou de plusieurs personnages ; la dernière, enfin, envisage une histoire de fantômes, de possession et de réincarnation. Sans forcément les récuser, Aubron met ces interprétations à distance : oui, c’est vrai, ça fonctionne, ça fait sens, mais en est-on vraiment plus avancé pour autant ? A-t-on approché la singularité du film, le rapport qu’il tisse entre images et réel ? Il se propose donc d’explorer le film à un niveau où ces trois tendances convergent, dépouillées de leur fièvre compulsive du décryptage.
Il se livre, en somme, à l’exercice de haute voltige (le préféré des Cahiers ?) qui consiste à s’extraire à tout prix des évidences, des lectures simples et efficaces du film qui ne manqueront pas d’être épuisées par le commun des mortels. Ou plutôt de leur donner une formulation détournée : plus profonde ou plus retorse, subtile ou jargonneuse – c’est selon. S’attacher aux tribulations d’un corps ou aux heurs et malheurs d’un cliché plutôt que de se commettre à sérier les motifs et à interpréter quoi que ce soit… Il n’est pas certain qu’Aubron s’extraie totalement des pièges qu’il dénonce : lui aussi, après tout, livre une lecture globale qu’il étaye par un certain nombre d’indices. Disons qu’il s’y livre avec plus d’aisance et d’ingéniosité que d’autres. Dans un style assez sûr de ses effets, accumulant jolis termes, néologismes bien sentis et métaphores inventives, il décide donc de spéculer autour de la notion de métempsycose.
Késaco ? C’est la croyance brahmanique selon laquelle une âme transite par différents corps, et qui se pose, bien sûr, au principe de la réincarnation. Aubron lui prête ici un sens moins religieux et ésotérique, et surtout une qualité de permanence. Il n’est plus nécessaire qu’un corps meure pour que l’âme s’en échappe et s’incarne dans un autre : il y a à l’œuvre dans Mulholland Drive une visitation continue des corps par diverses âmes. Qu’elle se manifeste dans une réflexion sur le jeu de la comédie (première tendance), dans le rêve et la folie (deuxième tendance) ou dans la possession des esprits (troisième tendance), « la métempsycose est perpétuelle ».
Appliquée aux images de cinéma, l’idée fait évidemment penser à la citation, phénomène qui suscite un petit jeu fort apprécié des cinéphiles et de la critique, et auquel Aubron se montre singulièrement convaincant. Il faut ici louer le soin apporté à la mise en page des illustrations, consciencieusement choisies, particulièrement saisissantes dans les cas d’inter-iconicité. La comparaison des photogrammes extraits de Persona, Vertigo et La Mort aux trousses, Sunset Boulevard, En quatrième vitesse ou Gilda avec ceux de Mulholland Drive ou d’autres films de Lynch est tout à fait parlante. Parce qu’il ne s’y agit pas tant d’influence (tel cinéaste veut faire la même chose que tel autre, chez qui il aime beaucoup telle image ou tel thème) que d’éclairage (l’ombre tutélaire de telle image, de telle scène dans tel film, vient contribuer au sens de ce dernier, enrichir sa teneur dramatique, alimenter l’épaisseur des personnages).
Rompu aux mises en regard parfois forcées et simplistes (de mémoire, un rapprochement argumenté mais pas très concluant entre Shyamalan et Mann dans le numéro des Cahiers consacré aux auteurs hollywoodiens des années 2000), Aubron met ici son aisance rhétorique au service de comparaisons consistantes. Si son discours n’est jamais loin de prendre en otage les films qu’il convoque, ces derniers ne constituent pas par rapport à Mulholland Drive « une vague matrice » – pour utiliser ses propres mots –, mais bien un réservoir où le film puise allègrement, éclairant en retour ce qui l’éclaire, le nourrit. Dans un élan touchant d’immodestie, Aubron peut conclure l’un de ses chapitres par un mérité : « cela se tient ».
Dans le monde actuel, nous sommes entourés d’images qui, à la fois corps et âmes, se visitent les unes les autres puis nous pénètrent à notre tour, nous façonnent, éventuellement nous quittent. À la limite, nous sommes des images traversées par d’autres. Nulle menace du virtuel ici : relisant Baudrillard, Aubron affirme qu’il n’y a pas d’un côté le bon vrai réel, de l’autre le simulacre qui le voilerait. Il y a un réseau où ce qu’on appelle réel et virtuel se croisent, cohabitent et constituent notre réalité. Le pur virtuel est une forme neuve du puritanisme, un avatar moderne du « naturel » bourgeois, un symptôme du capitalisme : un rêve d’entités (entreprises ou images) qui flotteraient dans l’éther sans aucun lien avec la matière, délivrées de toute contingence prosaïque. Or un tel détachement est illusoire. Tout – et notamment les images de cinéma – naît de la matière, et retourne à la matière. Nuance de la passionnante réflexion sur le propre et le sale, la surface et l’ordure, que développe Aubron en puisant sa matière à lui dans le film de Lynch. Prostitution, clochard carbonisé, cadavre en putréfaction côtoyant le glamour hollywoodien : il est autant question du propre de surface en tant qu’il s’oppose à la saleté, s’érige sur et malgré elle, la dissimule, etc., que du propre en tant qu’il produit de la saleté, du déchet.
Bien qu’il ne sorte jamais du régime dualiste du sceau duquel les pensées orientale comme occidentale sont profondément marquées (que ce soit dans une perspective dialectique, conflictuelle ou équilibrante, on renvoie toujours, face à face, dos à dos ou côte à côte, deux contraires), Aubron en propose une utilisation nuancée. S’il utilise parfois des métaphores qui, comme « le cadavre dans le placard », reconduisent la conception qu’il tente de contourner, il déboulonne assez brillamment – donc avec un rien de clinquant… – l’idée reçue selon laquelle Lynch (qui ne se prive pas lui-même de l’entretenir) serait un cinéaste de l’inconscient, du refoulé, du primitif caché derrière la façade. Ou plutôt, il la met à plat : elle n’est pas complètement fausse, mais la perspective par laquelle on l’envisage est abusive.
Car Lynch ne se livre pas vraiment à un dévoilement cathartique du refoulé – lequel prendrait le risque, au fond, d’entériner le cloisonnement et de permettre, après l’exploration de l’envers du décor, un sage retour à la façade. Il nous invite à envisager les contraires sur un même plan, voire dans un même plan. À les considérer, dans un continuum, comme consubstantiels. Une citation de propos qu’il a tenus lui-même s’impose ici. S’il y a des contraires, « ça doit vouloir dire qu’il y a quelque chose au milieu ». Quelle est la nature de ce milieu ? Attention fulgurance, coup de génie du cinéaste allumé : « Le milieu n’est pas un compromis, c’est comme… les contraires à la puissance deux. » (Remember Gilles Deleuze, qui disait : « Le milieu n’a rien à voir avec une moyenne, ce n’est pas un centrisme ni une modération. Il s’agit au contraire d’une vitesse absolue. Ce qui croît par le milieu est doué d’une telle vitesse. ») Or Lynch, c’est effectivement ça : le propre et le sale, la surface et le résidu, mais aussi le cliché et la sensation, l’extase et la terreur, la naïveté et l’ironie, tout cela en même temps – et puissance deux.