Créé en 2001 au moment même où Mulholland Drive sortait sur les écrans, le site davidlynch.com est en passe de devenir un espace privilégié d’expérimentations visuelles et sonores.
L’ouverture du site davidlynch.com a coïncidé avec la sortie du dernier film de Lynch en salles, Mulholland Drive, fin 2001. Aujourd’hui, après quasiment quatre ans d’existence, on peut en déduire que le cinéaste s’est reconverti dans l’internet, car à notre connaissance, on ne lui prêterait toujours aucun projet en tant que réalisateur. En effet, Lynch semble s’investir à un tel point dans son site qu’on l’imagine mal continuer à mener sa carrière de cinéaste parallèlement. Internet lui procure l’occasion de laisser libre cours à ses expérimentations, en toute liberté, chose qu’un média comme la télévision ne lui permet plus.
Il faut se souvenir qu’avant d’être un film pour le cinéma, Mulholland Drive était le pilote d’une nouvelle série télé, rejeté par la chaîne ABC une fois monté, mettant un point final aux relations de plus en plus houleuses qu’entretenait le réalisateur avec la télévision. Certes, la série Twin Peaks a été un succès, mais n’a duré que deux saisons. Sa deuxième collaboration avec Mark Frost, On the Air, s’est vue interrompre brutalement après la diffusion du troisième épisode (sur les sept tournés). Son pilote sous forme de triptyque intitulé Hotel Room a certes été diffusé, mais n’a pas donné lieu à une série. Quant à Mulholland Drive, si Alain Sarde et StudioCanal n’étaient pas intervenus, les bobines seraient restées sur une étagère.
Si l’on se penche sur la carrière de Lynch, il est frappant de constater à quel point une malchance amène souvent un heureux événement. Aussi, si Mulholland Drive n’est pas devenue la série télévisée escomptée, le pilote s’est transformé en un véritable chef-d’œuvre cinématographique. Et la rupture avec l’univers télévisuel aura permis à Lynch de se pencher sur Internet, média qui l’autorise à diffuser ses productions en toute liberté.
Cette liberté a un prix, car Lynch a mis un point d’honneur à ce qu’il n’y ait aucune publicité sur son site, afin d’avoir les mains libres et d’éviter toute dépendance envers un tiers. Davidlynch.com est donc un site payant, dont l’abonnement mensuel se chiffre à 9,97$, soit un peu moins de 8€, et, qui, passé un délai d’un mois, peut être interrompu à tout moment.
Ce site permet donc à Lynch de s’exprimer à son rythme, chose que la télévision n’avait pu lui apporter. En effet, en ce qui concerne Twin Peaks, le projet initial était de ne jamais révéler l’identité de l’assassin de Laura Palmer, qui n’était pour Lynch qu’un prétexte pour nous faire entrer dans l’univers de cette petite bourgade, et n’aurait dû être traité qu’en toile de fond de son soap, et ce n’est qu’à cause de la pression exercée par la chaîne, qui devenait plus forte à mesure que les audiences chutaient, qu’il s’est résolu à élucider ce mystère. Sur davidlynch.com, Lynch y va donc à son rythme, à savoir lentement. Cette lenteur lui permet de peaufiner ces ambiances d’inquiétante étrangeté si familières à ses films, et chose relativement nouvelle dans son univers, à développer son penchant pour l’humour absurde hérité de Tati – voir à ce titre la remise de prix improbable du concours « Lunch With Lynch », tirage au sort désopilant à l’issue duquel le gagnant se voyait remporter un déjeuner avec Lynch en personne dans son restaurant favori « Bob’s Big Boy » : la cérémonie est d’une lenteur extrême, et un bruit de vent se fait entendre dans la bande son, ce qui provoque l’hilarité immédiate.
Que trouve-t-on sur ce site ?
Tout d’abord, deux séries originales : Dumbland et Rabbits, qui comptent chacune 8 épisodes. Lynch définit Dumbland comme une série « grossière, stupide, violente, et drôle, parce qu’absurde ». Il s’agit d’un dessin animé réalisé en Flash mettant en scène des personnages abjects, auxquels Lynch prête sa voix. Quant à Rabbits, voilà comment il la présente : « Dans une ville sans nom, inondée par une pluie ininterrompue, trois lapins vivent dans un mystère effrayant. » On retrouve parmi ces trois lapins les deux héroïnes de Mulholland Drive, Naomi Watts et Laura Harring, et le tout est à la fois oppressant et drôle.
Une section « Questions » regroupe les questions posées par les membres du site par e‑mail, auxquelles Lynch répond, filmé devant un rideau rouge tout droit sorti de la Loge Noire de Twin Peaks.
Dans la section « Chat », les membres de tous horizons ont tout loisir de dialoguer entre eux, et parfois avec le maître en personne, qui visite régulièrement la X room, et que l’on reconnaît à ses phrases apparaissant en lettres majuscules rouges.
La section « Cartoon » voit chaque semaine la publication d’un nouvel épisode du strip « The Angriest Dog in the World », initialement développé pour l’hebdomadaire LA Reader) : composé de quatre cases identiques, seul le texte des bulles change.
Dans la section « ? », après avoir résolu une série de puzzles, on accédera à un court-métrage inédit Darkend Room, sorte de prolongement de l’univers onirique et paranoïaque de Mulholland Drive.
Diverses expérimentations aux titres évocateurs tels que Dead Mouse with Ants, Sunset #1 et Kitchen Window sont disponibles dans la section « Experiments ». Ce sont autant de longs plans-séquences, qui nous rappellent que Lynch, qui était peintre à l’origine, s’est mis au cinéma afin d’ajouter du mouvement à ses tableaux.
Dans la section « Store » enfin, accessible à tous, divers objets sont mis en vente : posters, photos en tirage limité, vêtements à l’effigie du site, ou encore le badge collector « I saw it » qu’arboraient fièrement les fans d’Eraserhead à sa sortie. On y trouve surtout une collection de CD et de DVD au packaging classieux – des boîtes de 21,5x21,5 cm –, qui en font des collectors indispensables pour tout fan.
Côté musique, on pourra ainsi commander le CD de BlueBob, le groupe qu’il a formé avec son ingénieur du son John Neff, où, en plus de l’écriture des textes, Lynch s’essaie à la guitare électrique et à la batterie. Quand on lui demande de définir le projet BlueBob, Lynch répond qu’il s’agit d’électricité, de fumée, de feu et d’industrie. Deux morceaux de cet album étaient déjà disponibles sur la B.O. de Mulholland Drive.
Côté DVD, on peut trouver l’impeccable The Short Films of David Lynch, qui regroupe l’intégralité de ses courts-métrages, à savoir :
- Six Men Getting Sick, The Alphabet et The Grandmother, qui mélangent tous trois animation et prises de vue réelles ;
- The Amputee, avec Catherine Coulson, la future femme à la bûche de Twin Peaks, et Lynch en personne dans le rôle d’un médecin ;
- The Cowboy and The Frenchman, tourné pour la série « Les Français vus par » diffusé sur la télé française pour le bicentenaire de la Révolution ;
- Lumière, aussi connu sous le titre Premonition Following an Evil Deed, tourné à l’occasion de l’anniversaire des 100 ans de la création du cinéma, avec une caméra d’origine des Frères Lumière, où en un plan séquence incroyable de 52 secondes, Lynch propose un objet de rêverie infinie d’une classe magistrale.
Le second DVD, c’est Eraserhead, son premier long-métrage sorti initialement en 1977, et aujourd’hui, le seul qui juridiquement lui appartient. Il a donc eu tout le loisir d’en retravailler l’image et le son, comme il l’explique dans un texte très technique intitulé Restoring Eraserhead que l’on trouve dans le livret, par ailleurs richement documenté. Il s’agit là avant tout du film, dans une copie parfaitement restaurée, ce qui fait dire à Lynch que si Eraserhead n’est pas le meilleur film du monde, désormais, il en est en tout cas le plus propre, techniquement parlant. Le format 1.85:1 de l’image est respecté, et le son, originalement mono, a été pointilleusement remixé en Dolby Surround 2.0. La copie est parfaite, et c’est une belle expérience de le découvrir dans ces conditions. Au rayon bonus, il faut noter la bande-annonce originale, d’une efficacité redoutable. Hélas, pas de commentaire audio ici, Lynch s’étant toujours refusé par principe de se prêter à l’exercice, comparant la démarche à celle d’un magicien qui dévoilerait ses tours. On trouve en revanche un morceau de choix parmi les bonus : une longue et passionnante interview d’une heure et demie intitulée Stories qui revient sur la genèse du film et les aléas de son tournage. En tout, le film aura mis cinq ans à trouver sa forme finale, le manque de moyens financiers obligeant souvent Lynch à travailler parallèlement (à tel point à court d’argent qu’il ira jusqu’à dormir dans les décors de son film).
Mais la plus belle trouvaille de ce DVD réside dans un mystérieux numéro (6X2416) qui apparaît au détour d’un menu, et qui nous ramène à son site, plus précisément à la section « Phone », dans laquelle on pourra trouver une cabine téléphonique où après avoir tapé ce fameux numéro, on accède à un lien où Lynch nous livre une scène coupée, véritable petit bijou de bizarrerie – et objet de convoitise de tout fan qui se respecte –, dans laquelle Henry surprend dans une chambre voisine de la sienne un homme en train d’envoyer de l’électricité à deux femmes ligotées à un lit. Bel exemple d’interactivité ludique, qui ne fait que confirmer la cohérence qui règne au sein de l’œuvre du cinéaste.
À noter, pour finir, une nouveauté depuis janvier 2005 : le « daily report », où durant une minute, assis à sa table de travail, une tasse de café dans une main et une cigarette dans l’autre, Lynch fait son bulletin météo quotidien en une minute. L’homme semble fasciné par le temps qu’il fait sur sa ville de Los Angeles (normal, à l’en croire, il y fait toujours un temps splendide) et ne manquera pas de tirer le signal d’alarme si des nuages menaçants se profilent à l’horizon. Bon à savoir : l’accès au « daily report » ne nécessite pas de s’abonner. Voilà de quoi vous mettre de bonne humeur pour le restant de la journée et qui nous ramène au message que Lynch a laissé sur la page d’accueil de son site, annonçant clairement le programme : « LET’S HAVE SOME FUN ! »