Deuxième volet d’une série d’articles consacrée au jeu vidéo Death Stranding.
Outre l’analogie entre la nature et la technologie, Death Stranding noue un dialogue à plusieurs niveaux entre la matière et l’immatériel, mais aussi entre la présence et l’absence. Face à la menace de la Grève, un non-lieu spectral et atemporel gagnant peu à peu du terrain sur le monde des vivants, l’avatar du joueur semble en premier lieu condamné à transporter des marchandises et des cadavres d’un bout à l’autre de la carte pour reconstruire une Amérique en lambeaux. Il marche, court, escalade, tombe puis se relève sans cesse. Comme s’il devait compenser la numérisation de son monde, le livreur Sam Porter apparaît comme prisonnier de la pesanteur, esclave minuscule bravant l’immensité du monde pour le compte d’une entreprise démiurgique. La lourdeur de la cargaison se ressent à chaque foulée et une grande partie du gameplay se réduit à la gestion de ce fardeau souvent démesuré. Garder son équilibre, organiser sur son dos un paquetage équilibré ou veiller à ce que les marchandises se détériorent le moins possible comptent parmi les enjeux principaux. Comme si cela ne suffisait pas, Sam doit aussi traverser une série d’environnements variés où s’engage systématiquement une lutte entre son corps et la matière. De violents cours d’eau, des cratères d’où s’échappent des vapeurs toxiques mais aussi des monts rocailleux avec éboulements et tempêtes de neige auront raison du joueur à maintes reprises, donnant à chaque nouvelle mission des allures d’entreprise herculéenne.
Tragédie de la surexistence
Le corps de Sam, qui n’a de cesse de trébucher ou de chanceler, s’inscrit à cet égard dans la lignée d’autres corps virtuels, condamnés à subir la physicalité paradoxale des mondes numériques – tendance que l’on retrouve à la fois dans le champ du jeu vidéo (dans le tout premier Donkey Kong sur borne d’arcade, Jumpman, alias Mario, doit sauter pour éviter des tonneaux roulants) et dans celui du cinéma numérique (dans les films de Robert Zemeckis tournés en performance capture, dont Le Drôle de Noël de Scrooge serait l’aboutissement, les corps virevoltent et subissent de violents retours à la gravité). Pour pallier cette vulnérabilité, la progression du joueur ne se résume donc pas à étendre le réseau qu’il est chargé de mettre en place, mais implique également d’utiliser différents objets selon une logique compensatoire. Les différents exosquelettes qu’il est possible de fabriquer ont ainsi pour objectif d’améliorer les capacités motrices du corps de Sam selon trois paramètres physiologiques (vitesse, force et équilibre), et les deux véhicules du jeu tendent également à combler ses insuffisances en lui permettant de se déplacer à toute berzingue (pour les motos) ou de transporter un nombre important de cargaisons (pour les camions).
Cette transformation du porteur en homme augmenté s’accompagne dès lors d’une inflation permanente de la masse à transporter ou des distances à parcourir au fil du jeu. Dans cette façon d’imposer au joueur des limites qu’il est invité à subir puis à repousser, Death Stranding s’inscrit dans le sillage de ces jeux où le dépassement de soi s’exprime par l’entremise d’un corps dont l’amélioration finit par exercer une certaine violence sur le monde. Réputée pour être particulièrement exigeante, la saga Monster Hunter a par exemple fait du dépassement des limites l’horizon d’une trajectoire ludique sans cesse relancée par l’appel d’une nouvelle créature à terrasser, chaque monstre tué donnant accès à des armes, armures, pièges et autres potions qui permettent d’en abattre un autre, plus imposant. La progression du joueur se matérialise dans le jeu par cette surexistence de l’avatar condamnant l’altérité animale à être traquée, abattue puis dépecée pour être transformée en équipement. Si les animaux sont relativement absents du monde apocalyptique de Death Stranding, cette violence de l’avatar sur le monde du jeu s’exprime à travers les traces qu’il laisse sur l’environnement. En construisant des structures, des routes et en formant des sentiers par la marche, c’est la nature elle-même, peu à peu terraformée, qui semble subir le poids d’un corps pourtant présenté au départ comme vulnérable.
En quête d’absence
Les phases d’infiltration de Death Stranding, héritées de celles de la saga Metal Gear, donnent toutefois à voir une appréhension différente du corps numérique. Lors de l’infiltration des camps de Mules, le joueur doit se cacher dans les hautes herbes ou trouver un angle mort, mais aussi rester en mouvement, la faute aux scans régulièrement utilisés par ces mercenaires, qui viennent révéler l’emplacement des marchandises que porte le joueur sous la forme d’hologrammes éphémères : la nécessité de se déplacer en permanence pour ne pas être repéré empêche toute présence prolongée à un endroit précis. La traversée des zones soumises aux précipitations, où errent les Échoués, se joue sur un mode analogue. La détection du joueur par ces spectres en lévitation s’effectuant par le biais du son et du mouvement, ces séquences impliquent non plus de se cacher des regards, mais de suggérer son absence en adoptant un comportement résolument spectral. Sam Porter doit alors retenir sa respiration, marcher à pas feutrés comme s’il flottait, et ne surtout pas manifester sa présence sous peine d’être localisé et attaqué (images ci-dessous). Le corps numérique du porteur semble, lors de ces deux types d’infiltration, destiné à épouser sa nature immatérielle, en apprenant à se fondre dans le monde virtuel jusqu’à devenir absent.
Ce devenir spectral du corps numérique peut prendre d’autres formes dans Death Stranding. Les personnages non-joueurs qui composent le récit et guident Sam dans sa quête s’expriment par exemple à distance, par des messages vocaux ou le truchement d’hologrammes. Leur capacité à se téléporter ou à traverser la matière, comme c’est exemplairement le cas du personnage campé par Léa Seydoux, contraste avec la matérialité à laquelle semble être condamné Sam Porter. Bien que ces hologrammes s’avèrent omniprésents dans le déroulement du jeu, pour faire office de tutoriels ou pour clarifier les boursouflures du récit, il n’est pas rare que ces interventions prennent en charge toute l’absence qui les caractérise dans la diégèse (ils ne sont pas vraiment là) et en dehors (la performance capture induit une présence-absence du corps des acteurs). Deadman, auquel Guillermo del Toro a donné ses traits, passe par exemple la plupart de son temps à nous faire part de ses recherches concernant des êtres déjà morts ou pas encore nés (dont les BB, ces fœtus capables de détecter la présence d’Échoués). Heartman, avatar de Nicolas Winding Refn, navigue quant à lui entre la vie et la mort, en multipliant les arrêts cardiaques et les réanimations dans l’espoir de retrouver sa famille, perdue sur la Grève. En ressassant une action passée, en évoquant une tâche qui reste à effectuer ou en formulant des hypothèses prospectives, leurs discours se conjuguent rarement au présent et impliquent toujours de se détacher d’une appréhension immédiate du monde ludique tel qu’il se présente au joueur.
Coexister
Les quelques séquences de guerre, centrées autour de la figure de Cliff Unger (Mads Mikkelsen), viennent enrichir la façon dont le jeu met en exergue cette présence relative des corps numériques. Premièrement, le joueur navigue dans une temporalité passée et mise en boucle, arpentant les tranchées ou la jungle vietnamienne alors qu’il est entouré de fantômes condamnés à s’entretuer pour l’éternité. Les balles fusent mais restent inoffensives pour le joueur, devenu spectre parmi les spectres (images ci-dessus). Vient ensuite le temps de l’affrontement, où les guerriers accèdent dorénavant à une forme de présence et peuvent blesser le joueur, détectable et reconnaissable. Enfin, le joueur est chargé de renvoyer ces soldats à leur origine spectrale à l’aide d’armes glanées sur le champ de bataille, rejouant le spectacle tragique de leur disparition. Cet état transitoire du fantôme guerrier, semblable à celui de Sam Porter (il n’est que de passage dans ces séquences temporellement et spatialement isolées du reste du récit), encourage le joueur à réévaluer la question de la présence en faisant l’expérience d’un entre-deux. Death Stranding semble par là nous inviter à habiter les interstices pour envisager différents types d’existence, qu’elles soient concrètes ou immatérielles, organiques ou numériques, passées ou encore à venir. Cette perspective est au fond celle du jeu dans son ensemble, qui consiste à relier plusieurs localités et temporalités entre elles, mais aussi celle du jeu vidéo en général : chaque expérience ludique, co-créée entre le joueur et le dispositif technique, vient toujours se lover dans le creux d’un espace hybride et liminal, dans cet intervalle où s’entremêlent librement le présent du jeu et celui du joueur.