Premier volet d’une série d’articles consacrée au jeu vidéo Death Stranding.
Contrairement à la saga Metal Gear, dans laquelle le joueur devait empêcher le déploiement d’une arme de destruction massive, la catastrophe a déjà eu lieu dans Death Stranding. L’Amérique n’est plus qu’une contrée désertique parcourue par des livreurs transportant des marchandises entre plusieurs refuges isolés les uns des autres. À l’extérieur de ces îlots d’humanité errent les Mules, des mercenaires avides de cargaisons à subtiliser, et les Échoués, des spectres redoutables coincés entre le monde des vivants et celui des morts. Dans ce présent condamné, où la trace du cataclysme est toujours prégnante (la nature est dépeuplée et la civilisation est souterraine), le nouveau jeu signé Hideo Kojima nuance rapidement l’irréversibilité d’un effondrement généralisé : les livreurs continuent d’entretenir un flux, synonyme de rédemption possible pour les quelques survivants. De leurs échanges naissent l’espoir d’une reconnexion de l’humanité par le déploiement d’un réseau que le joueur est invité à étendre sur l’ensemble de la carte. Là où Metal Gear en faisait une arme létale, au gré d’un jeu d’infiltration où le meurtre devait être évité autant que possible, Death Stranding lui oppose une conception résolument humaniste de l’outil comme lien unificateur, préférant la corde au bâton, comme le suggère la citation d’une nouvelle de Kōbō Abe sur laquelle s’ouvre le jeu.
Éloge de l’outil
L’objectif principal de Death Stranding consiste à matérialiser ce lien entre les êtres par la marche et la traversée. Commandé par Bridges, une société privée confondue en administration étatique, la joueuse ou le joueur doit traverser les États-Unis d’Est en Ouest dans la peau du livreur Sam Porter (Norman Reedus), pour étendre le réseau et reconstruire l’Amérique. Pour ce faire, il n’est jamais véritablement laissé à lui-même, dans la mesure où la traversée de l’espace est rendue possible par tout un panel d’outils issus d’une technologie plus ou moins avancée. Ancres d’escalade, échelles, scanners, véhicules, mais aussi tyroliennes, générateurs, transporteurs et autres exosquelettes apparaissent comme la condition sine qua non de la réussite de l’entreprise. C’est là que le jeu semble aller à rebours du walking-simulator classique, auquel il est à première vue possible de le rattacher. Si la plupart des titres du genre se limitent à marcher et à interagir partiellement avec le monde qui nous entoure, Death Stranding conjugue l’exploration de la nature avec une appréhension résolument augmentée de l’espace ludique. Par l’intégration de nombreuses fonctionnalités qui permettent de topographier l’environnement ou de construire diverses structures, les espaces naturels deviennent peu à peu un vaste terrain de jeu numérisé où le virtuel a autant sa place que le réel. Il est par exemple possible de fabriquer différents items en matérialisant ce qui nous apparaît d’abord par le biais d’une projection. Placer une échelle pour traverser un cours d’eau passe, en premier lieu, par l’apparition d’un hologramme qui, une fois positionné et validé par le joueur, peut se matérialiser pour être utilisé (images ci-dessous). On peut y voir une façon de mettre en application l’idée d’un virtuel spatialisé, à défaut d’être formel. Au même titre que d’autres jeux de construction où le joueur étoffe un espace ludique déjà constitué (Les Sims ou même les structures de Fortnite), il est ici possible de matérialiser l’image d’un objet donné selon un processus d’actualisation qui ne se rapporte pas à la forme, ici fixe et déterminée, de l’objet en devenir, mais bien plutôt à sa localisation dans l’espace. Si l’échelle en devenir finit donc toujours par prendre la forme d’une échelle, rien ne peut garantir fondamentalement qu’elle se matérialise à tel ou tel endroit de la carte. Le virtuel se trouve là, dans la façon dont l’espace ludique est librement enrichi par la créativité et l’ingéniosité d’un joueur devenu architecte.
Les échanges de ce type sont légions et éclairent la proposition ludique de Death Stranding. Bien que l’objectif principal du jeu semble vouloir remettre l’expérience corporelle au centre d’un monde digitalisé, il implique dans le même temps d’abolir la frontière qui sépare la stricte appréhension organique du réel et la numérisation radicale des interactions humaines, sans jamais placer l’une au-dessus de l’autre. Loin d’être surpuissant, le corps doit ici combler ses lacunes en composant avec les outils numériques à sa disposition pour espérer progresser face à l’immensité de la nature. La possibilité de scanner l’environnement avec un appareil nommé l’Odradek illustre cette ubiquité positive de la technique. En appuyant à n’importe quel moment sur la touche dédiée, la topographie avoisinante se retrouve recouverte d’une surface quadrillée prenant compte de toutes ses aspérités (images ci-dessous). Ce geste régulier, central à l’échelle du gameplay, a plusieurs effets qui dynamisent le rapport que le joueur peut entretenir avec l’environnement :
1) Le scanner vient d’abord révéler la grandeur et la complexité des environnements en épousant fidèlement les contours de la nature : l’outil recouvre l’espace d’une couche de technologie.
2) Par le quadrillage, il souligne ensuite la nature numérique de tout espace ludique pour mettre le joueur en face d’un système codifié : l’outil dévoile la nature technologique de l’espace.
3) Il change enfin l’ensemble des paysages naturels en une interface où apparaît une somme de données (surfaces difficiles d’accès, objets perdus, ressources à collecter, structures en attente d’utilisation, etc.) : l’outil transforme l’espace en outil technologique.
De fait, le joueur est le plus souvent confronté à des interfaces qui exigent de sa part un certain temps d’adaptation au regard de leur complexité. L’exploration des paysages et la gestion interfacée de l’équipement et des missions finissent dès lors par s’assimiler au fil du temps, à mesure que l’environnement se clarifie et que la compréhension des interfaces s’améliore. Ces dernières peuvent être appréhendées, au fond, comme les décors : face à leur taille imposante et leurs sinuosités (rochers, crevasses et cours d’eau pour les décors naturels ; sous-menus, raccourcis et indications optionnelles pour les interfaces), la meilleure option pour s’en accommoder reste de les parcourir. La maîtrise progressive des interfaces demande patience et persévérance, et les contrées américaines paraissent à la fin du jeu moins insurmontables qu’au début. La carte du jeu, sur laquelle le joueur est encouragé à placer des repères et à tracer son propre chemin afin d’éviter les mauvaises surprises lors de son périple, constitue l’acmé de ce rapprochement. Toute information placée sur la carte se matérialise dans l’environnement à explorer, où apparaissent les lignes tracées par le joueur depuis l’interface (images ci-dessous). En contrepartie, les éléments utiles à la progression du joueur n’apparaissent sur la carte qu’à partir du moment où ils auront été scannés depuis l’environnement durant les phases d’exploration. Par la mise en place de cet échange entre la nature et la technologie, Death Stranding s’affirme comme une grande messe holographique, à rebours de l’exclusion générale des éléments d’interface à l’œuvre dans le jeu vidéo contemporain, qui tend parfois à refouler son essence informative sous le mirage d’une immersion par épuration.
Homo Faber
Si Death Stranding fait de la collaboration entre l’homme et la machine le cœur de son système de jeu, son multijoueur asynchrone, dans la lignée des Dark Souls, prend en charge l’absence du créateur qui accompagne tout objet laissé là. Les joueurs de Death Stranding ne peuvent pas se rencontrer directement mais seulement partager entre eux des structures ou des items (ici une échelle, là une boîte de stockage, à côté desquels s’inscrit toujours le pseudo du joueur-constructeur), en plus de donner des appréciations sur celles et ceux qu’ils auront jugés utiles. De la présence des autres joueurs ne reste donc que la trace d’un échange à distance, comme ces routes qui se creusent dans l’environnement à force d’allers-retours effectués entre les différentes stations où se terrent des survivants dont on ne voit bien souvent que les hologrammes. À travers cette interactivité qui se limite à un partage d’objets connectés, le jeu continue d’enrichir l’analogie entre l’homme et la machine. On songe alors aux mots de Gilbert Simondon dans son introduction de Du mode d’existence des objets techniques : « ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent ». Autrement dit, la machine et l’outil apparaissent comme des artefacts au sein desquels réside toujours une trace d’humanité. Soit une façon de plus pour l’Homme d’essayer de compenser toute l’absence qui accompagne son inévitable disparition.