Troisième et dernier volet d’une série d’articles consacrée au jeu vidéo Death Stranding.
Au début de Death Stranding, le joueur est amené à se réfugier au sein d’une grotte. À l’extérieur, le danger rôde sous la pluie battante : des Échoués s’approchent de deux livreurs, Sam Porter (Norman Reedus) et Fragile (Léa Seydoux). Dans la cinématique qui s’enclenche alors, les actions des personnages évoquent un état primitif de l’humanité : d’abord, celui où l’Homme est contraint de se réfugier dans une caverne pour échapper à des prédateurs ; ensuite, celui de l’art pariétal. Les Échoués, bien qu’ils demeurent invisibles, laissent derrière eux des empreintes de pas, qui s’inscrivent ici sur les parois de la caverne et reproduisent les mains peintes « en négatif » laissées par les premiers hommes dans la Grotte du Pech Merle ou dans la Cueva de las Manos. Cette introduction met en place un retour aux origines de l’humanité, qui n’aura de cesse d’être rappelé par la suite, à travers les recherches archéologiques du scientifique Heartman (Nicolas Winding Refn). La condition de Sam, dont la dépendance aux outils fait par ailleurs de lui un véritable homo faber, est ainsi celle d’un nomade contraint de se déplacer de refuge en refuge dans l’espoir de survivre face aux dangers qui peuplent la nature hostile du jeu. Cette quête le mène à épouser la trajectoire des hommes primitifs, jusqu’à ce que ce lien soit renforcé par son haptophobie. Si Sam a profondément peur d’être touché, c’est que chaque main posée sur la surface de son corps laisse derrière elle une marque : le corps du porteur est lui-même une surface pariétale où s’impriment les traces d’un contact passé.
Ce retour au nomadisme n’est pas nouveau à l’échelle du jeu vidéo. Une part importante du médium, du jeu de plate-forme au RPG en passant par le genre global du jeu d’aventure, exige par exemple de simplement progresser dans un espace donné. Comme pour contrebalancer l’inertie du code et de mondes ludiques aux frontières limitées, l’avatar du joueur s’arrête à maintes reprises pour mieux repartir de l’avant, et il n’est pas rare que la carte d’un jeu s’ouvre continuellement sur de nouveaux lieux et embranchements dans un premier temps masqués ou inaccessibles. Les extensions proposées après la sortie d’un jeu sont à cet égard souvent synonymes d’expansion spatiale, des jeux comme Borderlands ou World of Warcraft proposant, à chaque nouvel add-on, d’ajouter à la carte initiale de nouveaux territoires à arpenter. Dans cette perspective, la narration dans le jeu vidéo semble la plupart du temps construite autour de l’exploration de l’espace, quitte à reléguer le reste au second plan. Ce qui compte dans Super Mario Bros., The Legend of Zelda ou Death Stranding, n’est bien évidemment pas d’aller sauver la princesse (Peach, Zelda ou ici Amelie, sœur adoptive de Sam détenue prisonnière sur la côte Ouest), mais plutôt de parcourir le chemin qui nous en sépare, quitte à jouir de moult détours en faisant l’expérience de cet art résolument nomade.
Histoire d’un aller-retour
Cités par le chercheur Guillaume Grandjean lors d’un colloque autour des espaces et des corporalités du jeu vidéo, Mary Fuller et Henry Jenkins ont en ce sens émis l’hypothèse selon laquelle les mondes ludiques permettraient à l’humanité d’entretenir éthiquement et sans heurts son désir d’exploration à l’heure où la surface de la Terre a été quasi intégralement cartographiée. De son côté, la trajectoire de Sam dans Death Stranding consiste à traverser l’Amérique pour rejouer la conquête de l’Ouest et épouser le trajet des explorateurs tels que Lewis et Clark sous Thomas Jefferson, qui n’ont eu de cesse de repousser la dernière frontière au gré de leur avancée vers le Pacifique à l’orée du XIXe siècle. Contrairement aux pionniers de la Destinée manifeste, le chemin de Sam n’a cependant rien d’inédit à l’échelle collective, bien qu’il le soit d’un point de vue individuel : si le joueur fait la découverte de nouveaux environnements au fil de sa progression, ce n’est qu’en vue de relier des refuges déjà établis à un tout nouveau réseau informatique. Ce sentiment d’effectuer un mouvement déjà passé va de pair avec une cinématique au début du jeu, où les supérieurs de Sam lui montrent, par l’entremise d’un hologramme, la voie à suivre, tout en évoquant une précédente expédition (images ci-dessous). En parallèle, l’une des dernières missions du jeu consiste à parcourir l’entièreté de la carte en sens inverse, toujours en vue de suivre une trajectoire passée en amorçant un retour aux origines.
En traversant plusieurs zones habitées par des mercenaires et des spectres, l’avatar du joueur doit par ailleurs se déplacer lentement pour ne pas être repéré, mais également quitter les lieux au plus vite si jamais les fantômes ou les MULEs parviennent à détecter sa présence. Dans les deux cas, Sam, opposé au sédentarisme de ses congénères reclus sous la surface de la terre, est contraint au nomadisme sous peine d’être amené sur la Grève. La mort n’est néanmoins jamais une fin. À chaque passage de l’autre côté, Sam a la capacité de revenir dans le monde des vivants en rejouant l’événement de sa propre conception. Plongé sous l’eau, le joueur est invité à se diriger vers la carcasse de Sam, qui attend tel un ovule d’être pénétré. La caméra s’immisce dans son œsophage, fait face à un nourrisson, puis en ressort violemment (images ci-dessous). À l’origine de l’humanité s’ajoute donc celle de l’individu, qui naît lui aussi d’un aller-retour. La vie dans le monde de Death Stranding se définit en cela par un double mouvement : celui d’une procréation (un joueur qui fait corps avec son avatar en le pénétrant littéralement) et celui d’une exploration (un avatar en déplacement qui fait corps avec son environnement).
Mille fardeaux
Parce que le jeu se limite volontairement à cet horizon, on pourrait résumer sa trajectoire en une simple série de segments, plus ou moins droits, reliant les points où se situent les centres de livraison et les différents refuges. Autre exemple des nombreux retours aux origines mis en place par Hideo Kojima, dont la tendance « méta » ne saurait être réduite à quelques faciles clins d’œil, Death Stranding nous propose ici de dessiner les contours d’un espace vectoriel, les chemins effectués par le joueur prenant la forme de ce style graphique révolu, uniquement constitué de points, de lignes et de courbes lumineuses. Cette dynamique est retranscrite à même l’outil cartographique du jeu, que ce soit à travers le menu principal, où ces lignes apparaissent en surbrillance, et par l’outil qui nous permet d’adopter une vue à la première personne. Il est ainsi possible, en fixant un point à l’horizon, de tracer une ligne nous reliant à cet objectif, afin de mesurer la distance et le dénivelé du terrain jusqu’à ce même point. Cette perspective ne s’accompagne toutefois jamais d’une forme d’individualisme, où le joueur tracerait seul sa ligne à l’aune d’un nomadisme solitaire. Au contraire, le multijoueur asynchrone de Death Stranding permet de nous rappeler que nous ne sommes qu’un parmi d’autres, soit, pour reprendre les mots de Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, qu’une ligne parmi d’autres lignes (les sentiers creusés par les autres joueurs apparaissant dans l’espace et sur la carte). L’entraide et le partage sont en ce sens toujours valorisés, mais échappent dans le même temps au cynique engrenage de la capitalisation marchande. Contrairement à bon nombre de jeux en réseau, les récompenses allouées ou reçues par d’autres joueurs ne sont pas monnayables, et le joueur est encouragé à se délester de son propre matériel pour faire don de son équipement à ceux dans le besoin tout en voyageant léger. Dans le même ordre d’idée, une fonctionnalité en apparence inutile (le jeu en regorge) consiste à appuyer sur une touche pour lancer un cri à l’horizon. L’avatar peut par exemple crier son nom et affirmer son existence. Parmi les échos qui peuvent être entendus, une réponse émise depuis l’invisible sort du lot : « Hey, my name’s Sam too ! ». Sous le couvert d’une expérience solitaire propice à l’isolement se trouve ici la conscience de faire partie d’un ensemble plus large. C’est que le nomadisme proposé par Death Stranding n’est pas seulement spatial, mais aussi philosophique. En rapprochant l’humain et la machine, le matériel et l’immatériel, l’individuel et le collectif, le dernier jeu d’Hideo Kojima est une œuvre nomade, au sens où l’entendait Michel Foucault dans la préface de la traduction américaine de L’Anti-Oedipe : « Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniforme, le flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire, mais nomade. »