Premier volet d’une série d’articles consacrée au rôle de la lumière dans le jeu vidéo.
Il est possible d’envisager la lumière dans le jeu vidéo selon au moins trois perspectives complémentaires. La première nous rapproche des arts visuels traditionnels, en particulier de la peinture où les formes lumineuses sont appliquées ex nihilo sur une toile vierge, et invite à considérer la lumière comme un élément primordial de l’esthétique du jeu vidéo. La deuxième nous amène à considérer la lumière selon la fonction qu’elle peut tenir au sein du gameplay et de la structure mécanique du jeu. Enfin, il est aussi possible de l’examiner au regard du rôle symbolique qu’elle peut jouer dans le cadre d’un récit. C’est dans la circulation entre ces trois approches – esthétique, ludique et narrative – que se déploie la spécificité du traitement de la lumière dans le jeu vidéo.
Une direction
Shadow of the Colossus marque une date importante dans l’histoire récente du jeu vidéo et donne à la lumière une place essentielle. Au début du jeu, Wander, le jeune héros au centre du récit, dépose le corps d’une défunte sur la stèle d’un temple en ruine, puis se remémore la rumeur qui entoure les terres désolées qu’il vient de fouler : « Celui qui sait contrôler les êtres issus de la lumière… Dans ce monde, il est dit que celui qui le désire peut faire revenir les âmes des morts. » Plusieurs ombres surgissent alors du temple et s’évaporent lorsque Wander pointe son arme dans leur direction. Au même moment, une entité lumineuse prénommée Dormin surgit de la voûte du temple pour lui annoncer qu’il peut, grâce à son épée Antique, redonner vie à la jeune fille, à condition qu’il terrasse les seize colosses qui peuplent ce monde en suivant le chemin tracé par la lumière. Ce parcours se traduit dans le gameplay par la possibilité de lever l’arme de Wander vers le ciel. Par la pression d’une gâchette, l’image du jeu s’assombrit légèrement et de l’arme brandie émanent plusieurs faisceaux de lumière bleutés qui, lorsqu’ils se rejoignent, indiquent la voie à emprunter selon l’orientation de l’épée vers l’horizon (images ci-dessous).
Ce geste rythme les débuts de chaque phase d’orientation où l’on doit retrouver, dans un univers dénué de signalétique, la trace du prochain colosse. Avant d’emprunter les couloirs rocheux qui nous mènent en bout de course vers les colosses, la lumière de Shadow of the Colossus prend ainsi une fonction à la fois symbolique et directionnelle. La lumière fait office de boussole qui guide le joueur vers sa destinée. Elle vient par là figurer l’axiome déterministe qui sous-tend tout système de règles et de restrictions au sein d’un jeu vidéo. Qu’il s’agisse de la lumière dorée de la voûte où Dormin apparaît pour exiger du joueur qu’il accomplisse telle ou telle action, ou qu’il s’agisse de celle, bleue et directionnelle, qui converge à l’horizon en adoptant le modèle ludique du « chaud / froid », la présence lumineuse de Shadow of the Colossus est l’expression, pour reprendre une formule de Mathieu Triclot, d’un système métaphysique leibnizien, structuré par un ensemble de règles prédéterminées auxquelles le joueur devra se plier pour progresser. Autrement dit, un monde régulé où le sujet moral serait a priori libre d’accomplir les desseins du Dieu créateur : le joueur, motivé par la lumière, est ici « libre » d’exécuter les prérequis de Dormin nécessaires à la résurrection de la jeune fille, qui sont également ceux du développeur exigeant du joueur qu’il emprunte la trajectoire narrative écrite et conçue pour lui – une liberté donc relative, puisqu’il faut suivre ce chemin pour terminer le jeu. Dans cette perspective, il est intéressant de noter que la lumière emprunte des teintes jaunes ou bleues. Dans un ouvrage consacré aux œuvres scientifiques de Goethe, Ernest Faivre a dressé plusieurs oppositions fondées sur la nomenclature chromatique développée dans le Traité des couleurs du théoricien allemand. Le jaune y est positif, lié à l’activité, à la force ou à la clarté, quand le bleu est envisagé comme négatif, lié à la passivité, à la faiblesse ou à l’obscurité. Puisque la lumière jaune incarne la clarté et le bleu reflète les ténèbres, il semble impossible de trancher définitivement la nature symbolique de la lumière céleste de Shadow of the Colossus.
Les promesses de l’ombre
Lors des combats contre les colosses, qui constituent avec l’exploration l’autre phase principale du jeu, la lumière remplit le même rôle mais prend cette fois-ci une dimension bien plus sinistre. Au début d’un affrontement, le joueur doit observer les déplacements, les allures et les gestes de ces colosses qui débordent du cadre avant de pouvoir anticiper leurs mouvements et leurs attaques. Une fois les conditions de l’affrontement analysées et comprises, le joueur a la possibilité de diriger la lumière de son épée vers ses adversaires. Le trajet de cette lumière se voit alors convertie par l’épée en plusieurs faisceaux dorés dirigés sur le corps d’un monstre, qui s’intensifient sur ses points faibles et y font apparaître en surbrillance plusieurs symboles (images ci-dessous à gauche). Pour atteindre ces points faibles localisés par la lumière, le joueur doit ensuite s’agripper aux colosses pour faire pénétrer l’épée de Wander dans la chair illuminée, d’où jaillit un sang noir (image ci-dessous à droite). En cela, la lumière s’avère être la condition de la victoire sur l’altérité.
Le but est en somme d’émettre successivement de la lumière jaune (de son épée) puis de l’obscurité bleutée (du corps des colosses). Ce filtrage de la lumière par l’action du joueur, passant symboliquement du positif au négatif, synthétise la trajectoire du jeu dans son ensemble : il faut suivre puis atteindre la lumière afin de se confronter à l’obscurité – obscurité sans laquelle la lumière ne pourrait être pleinement considérée. Toute la beauté du jeu réside ainsi dans sa façon de figurer, par les mécanismes ludiques et la variation chromatique, le lien qu’entretient Wander autant avec la lumière qu’avec l’obscurité, reflétant l’ambivalence de son combat désespéré contre la fatalité. Le rôle que joue ici la lumière est donc double : elle configure l’action vidéoludique et lui donne une valeur symbolique ; elle est à la fois le cœur vivant du système ludique et son allégorie.