Deuxième volet d’une série d’articles consacrée au rôle de la lumière dans le jeu vidéo.
Everybody’s Gone to the Rapture est ce que l’on appelle un walking simulator, genre minimaliste dans lequel le champ d’action offert au joueur se limite à marcher ou à interagir partiellement avec son environnement (ouvrir des portes, monter une échelle, etc.). Il offre dans cette perspective un cas d’étude intéressant, puisqu’il fait du motif lumineux le moteur de l’exploration d’un espace.
Shine a light
Everybody’s Gone to the Rapture prend pour décor une bourgade anglaise fictive nommée Yaughton, dont les habitants ont tous mystérieusement disparu. Le joueur, plongé à la première personne dans un monde nimbé de raies de lumières et de teintes orangées, incarne un personnage, au départ anonyme, invité à chercher des indices sur cette énigme. La région semble avoir été désertée dans l’urgence : les voitures sont abandonnées au milieu de la route, l’intérieur des habitations est sens dessus dessous et les lieux apparaissent plongés dans une inquiétante fixité. Seuls quelques mystérieux orbes dorés déambulent librement. Sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit d’éléments de pur gameplay ou de phénomènes existant au sein de l’univers ludique, ils enjoignent le joueur à les suivre en s’approchant de sa position, avant de s’éloigner dans une direction inconnue. Semblables à des lucioles, ils changent de cap de manière parfois imprévisible, apparaissant comme les seuls êtres vivants à peupler encore la zone, toute la faune locale ayant elle aussi déguerpi. Cette trajectoire ludique qui consiste à caler son pas sur celui de la lumière s’affirme dès les premières minutes du jeu, à l’écoute du message de détresse livré par une astrophysicienne locale, qui s’achève sur la seule recommandation donnée au joueur au cours de son parcours : « The answers are in the light ».
Comme dans Shadow of the Colossus, la lumière se trouve au cœur des rares informations livrées au joueur, qui doit ici suivre les motifs lumineux dans l’espoir de trouver les réponses à ses questions. En l’absence d’interface ou de carte consultable sur demande, la lumière joue dès lors un rôle avant tout signalétique. Le jeu débute par exemple sur une route de campagne bordée de panneaux ou bloquée par des barrages de fortune (images ci-dessus). Les orbes, suivis provisoirement par la trace lumineuse de leur passage, apparaissent comme un nouveau mode de signalisation qui se substitue à celui d’une circulation révolue. Dans la mesure où la mobilité de ces orbes contrarie le statisme des lieux, cette fonction signalétique encourage même le joueur à se déplacer en permanence, jusqu’à transformer le lieu du jeu en un non-lieu. Il est alors envisageable, en appliquant l’analogie proposée par Elsa Boyer, de rapprocher la lumière de Everybody’s Gone to the Rapture et la Promenade Vernet de Denis Diderot, dans laquelle la déambulation du regard de l’homme devant un tableau, que l’auteur compare à une balade, est en partie guidée par la précision de la composition lumineuse des œuvres du peintre français. On songe également à la comparaison évoquée par Paul Sztulman entre le jeu vidéo et les gravures de Gustave Doré, dans lesquelles d’intenses sources lumineuses déplacent le centre de gravité des images et dynamisent la composition spatiale des illustrations. Ce n’est dès lors pas un hasard si, dans Everybody’s Gone to the Rapture, la nuit tombe brusquement lors du passage d’un chapitre à un autre pour nous rappeler le rôle décisif que peut jouer la lumière dans l’appréhension d’un espace à explorer. Alors qu’il semble impossible de se repérer dans un lieu que l’on vient pourtant de traverser, des particules lumineuses jalonnent le trajet qui reste à parcourir tandis qu’un orbe doré attend le joueur au bout du chemin (images ci-dessous).
La nuit étoilée
Si la lumière dans Everybody’s Gone to the Rapture motive l’exploration des espaces, elle éclaire aussi le passé de ces lieux désolés. En plus d’ouvrir des portes ou d’écouter des enregistrements audio, il est en effet possible d’interagir avec la lumière et de faire apparaître, au contact des orbes qui ont atteint leur destination, des silhouettes humaines douées de parole. Ces séquences dialoguées, où la lumière figure celles et ceux qui ont jadis habité la bourgade, donnent à voir, sans autre transition qu’une atmosphère s’assombrissant, des fragments de passé où l’on découvre ce qui a précédé la disparition des locaux. Le joueur est ici ramené à son statut de spectateur impuissant face à un monde qu’il foule trop tard. Il est dans cette perspective très beau qu’au cours des séquences nocturnes sur lesquelles se clôturent les chapitres, apparaissent sur la voûte d’un ciel étoilé de sublimes traînées de lumière (image ci-dessous). Ces contemplations célestes, théâtres de l’évaporation tragique de personnages dont la substance lumineuse s’éteint à petit feu, nous renvoient au temps que peut mettre la lumière émise par les étoiles pour parvenir jusqu’à nous. Everybody’s Gone to the Rapture propose en somme au joueur de contempler le temps passé en l’invitant à suivre, par le regard et l’exploration, le trajet de la lumière dans l’espace, et s’affirme ainsi comme un véritable observatoire ludique des formes lumineuses.