Que nous raconte l’apparition de Raphaël Quenard et des frères Kircher au sein du cinéma français ? Quel horizon creuse aujourd’hui le jeu de Léa Drucker ou de Marion Cotillard ? Focus sur quelques visages marquants de ces derniers mois.
Raphaël Quenard, d’une voix l’autre
Lors d’un entretien promotionnel pour la sortie de Cash, Raphaël Quenard confessait sa fascination teintée d’appréhension pour le pouvoir du verbe. Comme un avertissement à lui-même, il exprimait le vertige qu’en « juxtaposant simplement les bons mots, on n’est pas à l’abri de finir à la présidence de la République. » Il touchait alors peut-être au ressort même du phénomène qui l’entoure : son surgissement dans le milieu du cinéma français – et par là même, le déploiement de sa persona d’étrange gouailleur dans l’espace médiatique – emprunte au spectacle d’une ascension politique. En témoigne d’abord l’homogénéité de ses rôles : les personnages qu’il incarne trouvent dans l’expression d’une oralité déroutante le moyen de satisfaire un désir d’émancipation ou d’orchestrer un renversement. Le jeune homme paumé de Chien de la casse et le spectateur révolté de Yannick – les deux personnages qui lui valent ses premières nominations aux César – sont au fond des variations autour d’un même principe, déjà au cœur du court-métrage qui l’a fait connaître (Les Mauvais garçons d’Elie Girard) : ses logorrhées sont moins l’expression d’un art dialectique que l’étalage d’un don pour captiver son interlocuteur par l’agencement imprévisible de ses mots et leur mélodie inattendue. C’est de nouveau l’idée qui innerve le petit exercice d’autodérision (ou d’autosatisfaction) que présente son court-métrage L’Acteur ou la surprenante vertu de l’incompréhension : Quenard s’amuse à s’écouter parler, sans se soucier d’être compris, jusqu’à l’évidement absolu du sens. Son art toucherait ainsi à une sorte de phénoménologie de la communication.
La couleur difficilement identifiable de son accent (mélange de dauphinois et d’un phrasé nasillard bien à lui) entretient le flou de ses origines – Quenard est de tous les terroirs, vient de cette vaste France périphérique plutôt invisible, mais dont la littérature française a produit plusieurs élégies ces dernières années. L’indétermination sociologique qui le caractérise et que recoupent des caractéristiques surlignées (un accent insondable, un parcours à la Rastignac) renforce paradoxalement l’ancrage de Quenard dans un imaginaire social précis : il est le visage protéiforme de la classe moyenne provinciale. En cela, sa trajectoire rappelle celle du jeune Depardieu, dont le charisme débordant semblait cristalliser la violence des désillusions morales qui innervait la France des années 1970 en proie à la crise : là où la puissance et la liberté de Depardieu s’épanouissaient dans le tournant néolibéral, le jeu bavard et confus de Quenard cristallise, lui, le fond de l’air populiste. Dupieux l’a bien compris en façonnant pour lui le rôle de Yannick : visage d’un peuple indéfini (un type venu de banlieue) et porte-voix d’une colère très vaguement dirigée (contre la médiocrité du divertissement ?), Yannick apparaît même comme l’archétype de la figure populiste, dans un film qui n’a rien à en dire. C’est peut-être le principal danger qui guette le talent de Quenard, très vite adoubé et icônisé par le milieu du cinéma français ; de devenir le moteur inoffensif de comédies cyniques et apolitiques.
Bastien Gens
Caméléon Cotillard
Little Girl Blue | © Tandem
Dans un article célèbre paru à la fin des années 1980, Barry King distinguait deux normes opposées de l’interprétation, au-delà de la variété des styles de jeu : l’imitation (impersonation) contre l’incarnation (personification). Si aux États-Unis, on a souvent considéré d’un mauvais œil qu’un acteur se cantonne aux rôles proches de sa personnalité, c’est tout l’inverse en France, dont le star-système repose tout entier sur la valorisation du tempérament singulier de l’acteur. Le cinéma français est avant tout un cinéma de personnalités dont les interprètes les plus appréciés, quel que soit leur registre ou leur notoriété (de la distanciation glacée d’Isabelle Huppert à la spontanéité de Raphaël Quenard, de la préciosité de Jeanne Balibar à l’abattage de Sandrine Kiberlain) refusent obstinément de disparaître derrière leurs personnages. Comme si jouer, c’était d’abord être là.
La Môme, biopic taillé pour le public international, constitue à cet égard une exception qui a sans nul doute créé un précédent en catapultant Marion Cotillard au rang de star sur la foi de sa performance mimétique jusqu’au-boutiste. Au gré d’une poignée d’inénarrables biographies filmées (De Gaulle et L’Odyssée pour Lambert Wilson, Simone, le voyage du siècle pour Elsa Zylberstein, L’Abbé Pierre pour Benjamin Lavernhe) ou de quelques propositions originales d’auteurs (je pense à Adèle Exarchopoulos et Anaïs Demoustier chez Dupieux, ou à Sara Forestier chez Desplechin), nos comédiens se risquent désormais épisodiquement sur le terrain de la pure imitation. Seule Cotillard en a fait une carrière.
Qui est Marion Cotillard ? On connaît quelques détails de sa vie privée (le couple formé avec Canet), mais que sait-on au juste de sa personnalité ? Transparaît tout juste, dans le plissement inquiet de ses yeux en amande et le demi-sourire méfiant derrière lesquels elle se retranche lors de ses apparitions publiques, une forme de réticence touchante à justement être là. Ses interprétations expriment en même temps tout l’inverse de cette réserve : un mélange de don absolu de soi, de précision méticuleuse et de travail acharné, qui transcende la justesse et le naturel. Dans ses meilleurs rôles, Cotillard atteint cet équilibre assez rare où elle s’efface totalement derrière son personnage tout en nous donnant le plaisir de la voir jouer. On s’est beaucoup moqué de l’intensité de ses performances, de son accent belge chez les Dardenne et de quelques faux pas malheureux. On a eu tort. Si ses films n’ont pas toujours été à sa hauteur, chacune de ses apparitions à l’écran procure le même vertige grisant : on a rarement vu autant d’énergie déployée chez une actrice pour orchestrer sa propre disparition.
Alexandre Moussa
Nouvelles voix, anciens modèles : sur Samuel et Paul Kircher
Le Lycéen | © Jean Louis Fernandez
Il est rare qu’un acteur soit révélé deux fois de suite, surtout si l’on entend le mot « révélation » dans son sens religieux ou mystique, c’est-à-dire comme le fait de rendre visible et manifeste ce qui était caché et inconnu. Pour Paul Kircher (né en 2001), le phénomène s’est pourtant répété cette année : après une apparition déjà très remarquée dans Le Lycéen (en 2022), saluée par quelques critiques admiratives, il décroche son premier rôle majeur dans Le Règne animal. Qu’est-ce qui est apparu de lui qu’on n’avait pas encore aperçu chez son premier Pygmalion, Christophe Honoré ? Peut-être moins un corps adolescent, encore ingrat, osseux et inachevé, qu’une diction incertaine, une façon de lancer les répliques sans les jouer vraiment, en les retenant entre les dents. Il faut saluer l’attention de Thomas Cailley à la langue particulière de Paul Kircher : son débit plutôt lent, sa tonalité morne, fatiguée, plaintive et proche du grommellement représentent du pain béni pour un film racontant une métamorphose animale. On pourrait faire le même commentaire à propos de Raphaël Quenard, autre révélation masculine de ces derniers mois : le cinéma français se repaît moins aujourd’hui de chair fraîche (pour preuve, le corps de Quenard n’apparaît nu dans aucun des deux films pour lesquels il est nommé aux César) que de voix nouvelles (un peu gutturale chez Kircher, plutôt nasale chez Quenard), qui brisent le ronronnement confortable du dialogue, le déstabilisent en imposant leurs timbres particuliers.
Dans L’Été dernier, Catherine Breillat scrute le corps de Samuel Kircher, 18 ans, frère cadet de Paul. Par la mise à nu à laquelle le film procède dès sa séquence d’ouverture (le jeune homme est surpris par sa belle-mère en sortant de sa douche), le film incarne un modèle plus traditionnel de la révélation cinématographique, qui repose sur l’idée littérale de se foutre à poil en guise de « baptême », comme pour signifier que l’on va se donner au film, voire s’y sacrifier. Battue en brèche par les déclarations récentes de Judith Godrèche, cette vision, encore très répandue dans le cinéma français (Adèle Exarchopoulos et Ophélie Bau sont passées par là chez Kechiche) reste celle de L’Été dernier. Breillat y souscrit depuis toujours (que l’on se souvienne des rumeurs un peu glauques sur le tournage de Romance) ; il n’est d’ailleurs pas certain que l’enjeu de son dernier film soit de « révéler » Samuel Kircher, mais plus subtilement de décrire, via Léa Drucker, la prédation dont l’acteur-débutant fait l’objet. Se souvient-on d’ailleurs de son visage ou de sa voix ? Pas vraiment. Car il représente avant tout une certaine qualité de chair (fraîche) entièrement vouée à la consommation.
Jean-Sébastien Massart
Léa Drucker, l’absente
Petite Solange | © Haut et Court
La présidente déambule dans les couloirs de l’Elysée, engoncée dans son tailleur. Son allure altière parle à sa place : elle dit le rôle à tenir et la solitude chevillée au corps qu’il induit. Le hiératisme hautain n’est qu’une manière de donner le change dans un univers volontiers masculin où tous les coups bas sont permis. Mais le pas, aussi assuré soit-il, ne garantit toutefois pas de la chute. À défaut de donner à Léa Drucker son meilleur rôle, Le Monde d’hier de Diastème aura su investir l’image qui lui colle dorénavant le plus, sinon le mieux, à la peau depuis le fulgurant succès de Jusqu’à la garde : celle d’une femme faussement forte et fortement faible. Dans Petite Solange, Axelle Ropert filme cette dichotomie déchirante dès les premiers plans, pourtant en apparence festifs (le couple formé avec son mari, joué par Philippe Katerine, fête ses 20 ans de mariage au milieu d’un joyeux parterre d’invités). Vêtue d’une robe blanche solaire, fendue en son centre d’un arc-en-ciel, Aurélia se montre tout feu tout flamme mais est déjà rongée de l’intérieur. Subitement isolé par l’entremise d’un gros plan, son regard triste marque une rupture, pointée par le découpage de la scène qui anticipe le divorce à venir. Passant parfois du rire aux larmes en une fraction de seconde, la comédienne excelle à ordonner le chaos, son personnage louvoyant entre exposition et dérobade. Tantôt là ou ailleurs, impliquée ou dépassée, souvent perdue, Aurélia redoute par-dessus tout que son absence à elle-même ne soit aussi une absence aux yeux des autres, et notamment de sa fille Solange. Il en va, là encore, d’un rôle (de mère) à assumer coûte que coûte, sans défaillir.
Femme adultère chez Amalric (La Chambre bleue), épouse violentée chez Xavier Legrand, l’actrice joue sur une corde qu’elle ne cesse depuis de tendre – ou que les réalisateurs tendent pour elle. Même son incursion comique dans le cinéma artificiellement névrosé de Quentin Dupieux (Incroyable mais vrai) revêt les atours d’un péché de jeunesse dissimulant le gouffre d’exister vraiment. Le mal-être y suscite cependant une hystérie de façade par trop caricaturale. L’actrice n’est au contraire jamais plus convaincante que lorsqu’elle tend vers une sorte d’épure et de retenue, atteignant récemment un sommet dans L’Été dernier de Catherine Breillat. On pense notamment à cette scène stupéfiante où Anne, contre toute attente et après un silence glacial, se refuse à avouer à son mari sa relation amoureuse avec son beau-fils et plonge dans une sorte de déni vertigineux afin de ne pas perdre la face. Ce mélange de dureté et d’assurance confine à une inversion des rôles : droite dans ses bottes, Anne semble armée d’une virilité tranchante quand, face à elle, Pierre paraît des plus démunis. Ultime tour de passe-passe de l’actrice : s’absenter dans le regard d’autrui afin d’y transférer et enfouir ses propres failles et déchirures.
Fabrice Fuentes