Il y a dans le sixième et dernier épisode en date de la troisième saison de Twin Peaks une scène qui met en lumière ce qui se joue dans le retour, déjà magnifique, de la série. Un enfant joue à un jeu dans un parc : il parcourt une petite distance, toujours à peu près la même, puis s’immobilise jusqu’à ce que sa mère, joyeuse, le rattrape. Foulée par foulée, la paire continue ainsi son avancée saccadée. Parallèlement à ce petit manège, Richard Horne, nouveau venu dans le récit, conduit à toute allure son pick-up, encore sous l’effet d’une prise de cocaïne et le choc de sa rencontre effrayante avec un dealer-magicien. Le voici qui arrive à un passage piéton, aperçu vingt-cinq ans plus tôt dans Fire Walk With Me. Il voit la file de voitures devant lui, mais, impatient, décide de prendre à gauche pour doubler les conducteurs à l’arrêt. Devant lui, à quelques dizaines de mètres, le petit garçon poursuit son jeu. Il s’arrête devant le passage piéton, sa mère l’enlace pour le retenir, regarde le feu, puis le conducteur devant eux, qui les observe avec bienveillance, fait un petit geste les invitant à passer. La mère relâche son fils : il reprend le fil du jeu, s’avance et s’arrête au milieu de la route, sans voir le camion de Richard Horne foncer sur lui. Ce qui suit est d’une violence tétanisante : non seulement le gamin est percuté de plein fouet par l’automobile, mais de surcroît l’enfant périt sous nos yeux, alors qu’une lumière jaune s’échappe de son enveloppe charnelle.
Que nous raconte la séquence ? Que le surgissement d’une force chaotique (le chauffard, qui ignore volontairement un stop) brise l’ordre insouciant qui régissait la vie d’un enfant (le jeu, auquel tous les personnages autour de la mère et du garçon prennent part avec amusement ou tendresse). De cette collision narrative, on peut tirer deux grands fils, tous les deux importants dans le récit que déploie patiemment David Lynch. Tout d’abord, l’accident pointe l’équilibre sur lequel repose la série depuis ses débuts, elle qui n’a jamais cessé de faire côtoyer le chaos (chaos originel provoqué par la mort de Laura Palmer, mais qui révélera sa véritable folie lorsque l’affaire policière trouve sa résolution au mitan de la saison 2) et la recherche d’un ordre, par l’entremise d’un détective, Dale Cooper, là pour donner du sens à des choses qui en paraissent dépourvues (« make sense of it » est d’ailleurs l’une des rares phrases prononcées par l’agent Cooper/Dougie dans ce sixième épisode).
Les forces du hasard
Or, la grande particularité de cette saison 3 tient justement à que ce représentant de l’ordre, homme joyeux et intègre doté d’un instinct et d’un sens de l’observation exceptionnel, se révèle paradoxalement le plus perdu et durement touché par l’avalanche de péripéties et de surprises : c’est Cooper/Dougie, ce grand enfant coincé dans un corps d’adulte qui, comme nous le disions ici, doit réapprendre à devenir le personnage qu’il a jadis été. De sorte qu’en s’échappant du voyage cauchemardesque que dépeignait les trois premiers foudroyants épisodes, Cooper renoue avec une innocence primitive, une virginité nouvelle. Marchant sans but, il reproduit les gestes qu’on lui adresse et fait confiance aux mystérieux effets lumineux qui surgissent dans son nouveau quotidien (un clignotement vert sur le visage d’un menteur, des étoiles dorées sur un dossier d’assurance que l’agent barbouille de dessins enfantins mais pas vides de sens – ce que confirmera une scène très drôle avec son patron).
Ce pouvoir s’avère d’ores et déjà capital dans l’odyssée de Cooper pour retrouver son identité, tant il conjure le chaos et surtout le hasard, particulièrement important dans cette troisième saison, en témoignent les flashs de la Loge Noire qui permettent à Cooper de gagner aux machines à sous dans l’épisode 3 et ces phénomènes lumineux qui accompagnent sa découverte de la compagnie où travaillait Dougie Jones (« Lucky 7 Assurance », qui collabore, si l’on en croit les photos qui trônent sur les murs de la salle de réunion, avec des casinos). Plusieurs événements intimement liés aux forces du hasard se multiplient par ailleurs dans d’autres bouts du récit : la partie de pile ou face qui précède le meurtre de l’enfant par Richard Horne, ce nain tueur à gages qui consigne des résultats de dés avant d’aller trucider ses victimes avec un pic à glace, etc. Le hasard et le jeu ont déjà été par le passé l’apanage des forces maléfiques de la série : le One’s Eye Jack, tripot et refuge de nombreux truands, le goût de Windom Earle pour les échecs, le casse-tête chinois responsable de l’explosion de la banque dans le dernier épisode de la saison 2, le porte-clef domino de Hank, le repris de justice marié à Norma… les exemples ne manquent pas, et soulignent le combat permanent qui se joue dans la série entre les forces du chaos et celles de Cooper et de ses alliés, qui cherchent à arracher un sens, une logique, au tumulte des événements.
L’âme jaune
L’autre dimension de la série que met particulièrement bien en exergue cette scène traumatisante est le rôle semble-t-il capital qu’y jouent les enfants — et c’est une surprise, tant les enfants ont jusqu’ici occupé une place assez marginale dans le cinéma de Lynch et dans l’univers de Twin Peaks, plus centré sur des adolescents. À peine se souvient-on dans la saison 2 d’un enfant dont s’occupaient l’adjoint Andy et l’arriviste Dick, lequel garçon était d’ailleurs soupçonné par le duo d’être un diablotin responsable de la mort tragique de ses enfants. C’est que l’innocence cache toujours un double-fond dans Twin Peaks (Laura Palmer et ses nombreux secrets) ou est prise directement pour cible par les différentes incarnations du mal (Maddie, la cousine de Laura Palmer assassinée par Bob, puis Annie Blackburn, la petite amie de Dale Cooper enlevée par Windom Earle). Après tout, que racontait Fire Walk With Me, si ce n’est la dévoration d’une fille par son père incestueux ? Les monstres sont peut-être encore les parents dans cette nouvelle saison, comme semble l’indiquer la présence qui tambourine derrière la porte de la mystérieuse chambre où Dale Cooper se retrouve au début de l’épisode 3 et que l’occupante des lieux appelle « Mother ». En attendant d’en savoir plus sur ce versant saturnien de l’intrigue, la présence d’enfants ne manque pas d’interpeller : Sonny Jim, le fils de Dougie que Cooper regarde la larme à l’œil et avec lequel il joue, mais aussi le garçon qui vit avec sa mère droguée, en face de la maison vide où Cooper est revenu dans le monde « réel » (du moins en apparence : plusieurs signes tendent à faire penser que Cooper n’a pas tout fait fini son voyage pour revenir à la réalité), et bien sûr cet enfant écrasé violemment. Que la lumière qui s’échappe de son corps soit jaune n’est guère anodin, la série rejouant dans son écriture l’organisation des couleurs de Fire Walk with Me que nous évoquions ici : le rouge du chaos et du désir (le magicien que rencontre Richard Horne s’appelle d’ailleurs Red), le bleu de Bob et des forces maléfiques, le jaune de l’innocence, et le vert, témoignant de la présence insidieuse du bleu qui a déjà corrompu le jaune (la veste jaune du « vrai » Dougie laisse d’ailleurs place à celle, verte, que revêt Cooper/Dougie). Peut-être tient-on là, à nouveau, le sujet de Twin Peaks : une lutte pour préserver l’innocence et l’arracher au mal qui menace de l’engloutir.