Au milieu du superbe épisode 10, une scène stupéfiante vient rompre sans heurts la drôlerie qui régissait alors le récit : Gordon Cole (interprété par Lynch lui-même) ouvre la porte de sa chambre de sa porte d’hôtel et voilà qu’apparaît, le temps de quelques secondes, un fantôme. Ce fantôme, précisons-le, n’est pas seulement une apparition, c’est aussi la résurgence d’une scène de Fire Walk With Me. L’une des idées les plus magnifiques de la troisième saison de Twin Peaks tient en effet au retour de figures qui ne sont plus incarnées par des acteurs mais qui sont devenues véritablement des images, des incrustations qui reviennent hanter le spectateur, à l’instar du visage de Frank Silva (Bob) qui s’imprime à différents endroits de la fiction. Cette séquence pousse toutefois la logique plus loin, puisque le procédé ne tient plus seulement de l’astuce pour faire revenir des visages désormais morts, mais exhume cette fois-ci un fragment d’émotion, un cri déjà entendu vingt-cinq ans plus tôt. Il faut voir dans ces apparitions spectrales – le visage du Major Briggs dans l’espace, le rictus démoniaque de Bob, la photo de Laura Palmer en prom queen – la marque d’une hantise du « premier Twin Peaks » sur ce « retour » qui n’en est qu’à moitié un. À l’image fantasmée et figée à laquelle nombre de spectateurs et aficionados assignent tyranniquement la série d’origine (le diner, les cherry pies et les cups of joe, autant d’éléments qui composent aujourd’hui une image à la fois mythologique et révisionniste de ce que fut véritablement Twin Peaks), Lynch oppose une logique de reflux, le retour de ce qu’on a déjà vu mais qui, déraciné de son ancrage temporel, apparaît comme un écho lointain et diffracté du passé, un substrat qui vient pointer la porosité permanente entre le monde et sa doublure spectrale.
Peut-être que se trouve là au fond la véritable frontière sur laquelle se fonde l’univers double de Twin Peaks : celle qui sépare le monde des corps du monde des images. C’était déjà ce que racontait la scène d’ouverture de Fire Walk With Me : un choc venait ébranler une télévision allumée, une brèche s’ouvrait et, par l’entremise du montage, un corps (celui d’une femme glissant sur une rivière) se dissolvait dans une image (l’arrière-fond du bureau de Gordon Cole). Reste que cet enjeu, qui a trouvé pour le moment sa plus saillante incarnation au cœur de l’épisode 8, sur cette scène désaffectée où s’opposent deux images distinctes (le visage de Bob contre celui de Laura, figé dans une sphère dorée), laisse place pour le moment à un autre retour, plus surprenant, qui fait la singularité des deux derniers épisodes en date. Ce retour est associé à un nom, et pas des moindres, celui d’Angelo Badalamenti, le compositeur attitré de Lynch, dont les partitions, jusqu’ici rares dans cette troisième saison, épaississent et donnent leur patte à des situations mâtinées d’un humour retrouvé. Alors que le silence et la latence gouvernaient l’écriture de Lynch, de légères inclinaisons rythmiques viennent par ailleurs donner une nouvelle couleur à la dynamique de la série, à l’image de cette scène où Janey‑E (Naomi Watts) emmène Dougie/Cooper chez un docteur. Alors qu’elle signale au médecin les différents symptômes du comportement étrange de son « époux », une remarque du praticien sur la perte de poids de Dougie altère la tonalité de la scène. Voilà que la femme regarde son mari torse nu avec une attention nouvelle : mais c’est vrai qu’il a perdu du poids, et c’est vrai qu’il est bel homme. La raison même de la visite médicale s’estompe, pour laisser place à un jeu de séduction entre l’épouse sensible aux charmes de son « époux », qui semble à la fois familier et étranger, et Dougie, indifférent à ce qui se passe autour de lui.
Situations
Il faut sur ce point noter un élément fondamental de la série depuis son « retour » : la propension de Lynch à détraquer la rythmique de situations posées pour pousser leur étrangeté et en extraire un suc mi-sucré mi-acide. Toutefois, le dernier épisode semble moins souscrire, comme les précédents, à une logique d’asséchement (une situation dure, piétine, jusqu’à en devenir absconse) qu’à un principe de déviation. Par exemple : Candie, une pin-up travaillant pour les frères Mitchum, un duo de mafieux qui contrôle un casino, s’aventure dans une pièce où travaille l’un des deux hommes pour tuer une mouche bien bruyante. Impavide, Mitchum continue son labeur, mais une tension sous-jacente électrise la scène : on sait que cet homme violent (il frappe au visage l’un de ses subalternes dans l’épisode 4) risque de perdre rapidement patience devant le manège de la jeune femme, tandis que le vrombissement de l’insecte fait office de métronome de la rythmique savamment composée de la scène. Or non, pas du tout, l’acmé est autre : entre son amorce et sa fin, la dynamique de la situation a imperceptiblement changé, comme elle changera de nouveau dans une autre séquence quelques instants plus tard, mettant en scène toujours l’imprévisible Candie – qui fait d’ailleurs partie d’une série de belles trouvailles comiques de Lynch, en compagnie du duo comique que composent les frères Mitchum et de la bande des inspecteurs Fusco, dont le plus grand est doté d’un rire tonitruant.
Un autre spectre semble hanter Twin Peaks : celui d’une douce drôlerie qu’on croyait un peu perdue, mais qui semble recouvrer sa vigueur à la faveur de beaux fragments – Bobby qui se souvient, les yeux brillants, de son enfance aux côtés de son père défunt ; Gordon Cole et sa partenaire qui regardent attendris le grognon Albert dîner avec une femme ; la borgne Nadine, qui occupe maintenant un magasin de « rideaux silencieux » (ceux-là même qu’elle inventait dans la première saison il y a de cela vingt-cinq ans) ; Janey‑E qui regarde lascivement l’innocent Dougie/Cooper manger une part de gâteau au chocolat. Après le souffle cauchemardesque de l’épisode 8, cette tendresse retrouvée est pour le moins surprenante, mais elle témoigne de la vitalité remarquable de la série, de plus en plus riche à mesure que sa forme évolue au fil d’un récit faussement effiloché.