Toutes les deux semaines, focus sur une vidéo ou une chaîne glanée sur Internet.
Connu pour avoir réalisé en 1969 Tom, Tom, The Piper’s Son, dont la structure fragmentée préfigure les pratiques du mashup, du remontage et de l’étude visuelle qui s’épanouissent aujourd’hui sur Internet, le cinéaste new-yorkais Ken Jacobs travaille depuis plusieurs années sur une méthode holographique, l’« Eternalism », qui consiste à donner l’illusion d’images en relief sans avoir recours à des lunettes 3D. Dans les GIFs postés sur sa page Twitter et quelques films disponibles sur son compte Vimeo (Seeking the Monkey King, Another Occupation), Ken Jacobs fait se succéder à une cadence très élevée une photographie et son négatif en vue de donner au spectateur, hypnotisé par la vitesse de la mise en boucle, l’impression de regarder une image dotée de profondeur. Le cinéaste perpétue par là l’héritage du cinéma structurel des années 1970 et voit dans le format .gif l’occasion d’en pérenniser les principes (la forme plutôt que le contenu, le dispositif au cœur de l’œuvre, etc.), en remettant notamment sur le tapis la question du flicker – ce battement lumineux de la projection pellicule qui a donné son nom à un sous-genre de films structurels, parmi lesquels ceux de Paul Sharits (T,O,U,C,H,I,N,G), où des effets épileptiques et des changements agressifs de couleurs soulignent le fait que le cinéma se compose d’images séparées les unes des autres. C’est tout un monde de paradoxes qu’ouvre ainsi Jacobs avec ses pièces « éternalistes ». Par une simple inversion de couleurs, une caractéristique propre au cinéma pellicule est remise au goût du jour à l’aide d’un format numérique, de la profondeur émerge du plat suite à la mise en mouvement d’une image fixe, tandis qu’une temporalité, qui plus est potentiellement infinie, naît d’un instantané photographique. On assiste à une saisissante émulsion plastique, où il nous est révélé que toute image, même plate, même fixe, même esseulée, renferme toujours une forme de profondeur, de mouvement et de durée. Dans Storefront, son dernier GIF en date, une vitrine striée de barreaux renvoie à la façade d’un immeuble voisin, un reflet qui instaure de la profondeur à partir d’une surface plate et dont le quadrillage fait écho à la structure des images numériques. Avec la série des Collaborations, Jacobs exhibe le relief et les mouvements contenus dans le détail d’une toile peinte. Quant aux différents clichés qu’il propose de New York et de ses habitants, ils montrent à la fois la vie de la ville, ses mouvements et sa composition, tout en révélant sa part spectrale : dans ce ballet d’ombres où l’être n’est plus qu’un reflet ou un mirage traversant la brume, les corps se doublent d’un envers sombre où une lumière négative les rappelle à leur prochaine disparition (cf. Street Pyre ou Crush). Un horizon mortifère d’autant plus touchant qu’il arrive que Ken Jacobs, du haut de ses 87 ans, se prenne lui-même en photo dans le reflet d’un miroir.