Toutes les deux semaines, focus sur une vidéo ou une chaîne glanée sur Internet.
Qui a vu Enter the Void se souvient de sa fameuse ouverture, un long plan-séquence en « vue subjective » dans les rues de Tokyo, entrecoupé de plans très brefs et entièrement noirs censés figurer le clignement des yeux du protagoniste. C’était la promesse d’un cinéma à la première personne où la caméra, comme dans de nombreux jeux vidéo, épouserait le point de vue d’un personnage – une idée qui, à défaut d’être inédite, avait le mérite d’être menée assez loin au gré d’une errance de plus en plus évanescente. Dix ans plus tard, grâce à l’accroissement des capacités de stockage et à la démocratisation de l’enregistrement vidéo sur téléphone, des vidéastes sont désormais en mesure de livrer une multitude de plan-séquences du même genre sur Internet. Disons-le clairement : ces balades en « vue subjective », que l’on peut trouver sur les chaînes Watched Walker, Wanna Walk ou encore Nomadic Ambience, envoient dans les cordes la scène inaugurale d’Enter the Void. Beaucoup plus longues, délestées des afféteries du style Noé, ces vidéos proposent généralement le même dispositif et invitent le spectateur à se promener, sans commentaire ni voix-off, au sein d’un environnement donné (centres urbains, forêts, plages, quartiers festifs, etc.). Ces propositions s’avèrent d’autant plus intéressantes qu’elles en appellent, la plupart du temps, à une expérience de la modernité héritée de la flânerie baudelairienne : dans la peau d’un parfait « homme des foules », on observe les passants s’atteler à leurs occupations, on regarde les vitrines et ce qui s’y reflète, on imagine de petites histoires, en fantasmant le passé et l’avenir de ces inconnus que l’on croise tout en se délectant des sons et des couleurs d’une ville, d’un quartier ou d’une petite ruelle. Bien qu’elle vise ainsi à retranscrire l’appréhension sensible d’un lieu depuis un point de vue particulier, une telle démarche implique également, de façon un peu contradictoire, un effacement du filmeur au profit d’un programme établi : chaque promenade, filmée à hauteur d’homme, suit un trajet rectiligne et un rythme monotone, sans que l’opérateur ne cherche à exprimer sa personnalité. Ce dernier a plutôt l’air d’une âme errante dont le regard, ordinaire et interchangeable avec celui de ses pairs, est prié de se mettre en retrait. C’est un drôle de paradoxe, qui en dit long sur la façon dont l’anonymat sur Internet guide non seulement les pratiques mais aussi les formes : ici, la « vue subjective » n’est jamais synonyme d’un regard « subjectif », affirmant sa souveraine singularité, elle n’est au contraire qu’un support qui permettrait au plus grand nombre de s’y projeter.