Deux fois par mois, focus sur une chaîne ou une vidéo glanée sur Internet.
On aura rarement autant croisé les vues Lumière qu’au cours de ces derniers mois. Surtout depuis qu’un vidéaste, armé de ses algorithmes, a eu l’idée de proposer une remasterisation sonore/4K/60fps de L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat. Il est bien entendu déjà en soi fascinant de voir, un siècle plus tard, les pionniers du cinéma faire de nouveau la promotion d’un outil qui, comme la caméra en son temps, vise à impressionner les foules. Mais ce qui interpelle le plus dans ce nouvel engouement pour les Lumière tient à la façon dont ces restaurations relèvent d’un pur fantasme : celui de refaire l’Histoire du cinéma, en repartant du point zéro (l’origine du cinématographe) tout en « corrigeant » les images d’une époque au prisme de la nôtre (images sonorisées et en couleur, en UHD et en HFR). La moindre de ces restaurations repose de fait sur une forme de trahison : les couleurs sont appliquées à partir de données lacunaires (les teintes de gris des films originaux), les sons ajoutés selon le décor et les mouvements labiaux, les pixels et les frames supplémentaires générés mathématiquement par la machine. Cela donne parfois des résultats très étranges, comme cette vidéo qui compile plusieurs vues Lumière où apparaissent des enfants. Dans le premier extrait, une jeune fille nourrit un chat dont le miaulement contraste avec le silence du bambin (qui bouge pourtant ses lèvres), tandis que l’application mécanique des couleurs accouche d’un étonnant résultat où la peau de l’enfant se teinte de vert et de violet. Un autre extrait montre plus loin une nouvelle version de La Pêche aux poissons rouges, dans laquelle la mise au point donne l’impression que le premier et l’arrière-plan correspondent à deux réalités distinctes, l’un étant bien plus flou que l’autre. Un sentiment de malaise qui se voit décuplé par une bande-son encore une fois en décalage, avec des cris de bébé désynchronisés, comme si le fantôme d’un nourrisson rieur était venu hanter le film « ressuscité ». De spectre et de revenants, il est en d’ailleurs question dans l’une des vidéos les plus intéressantes de ce genre nouveau, où l’internaute derrière la nouvelle version de L’Arrivée d’un train explique sa méthode en restaurant Une scène au jardin de Roundhay, qu’il présente comme la plus ancienne vidéo enregistrée. Il s’agit en fait d’une série de chronophotographies capturées en 1888 et que son auteur, Louis Le Prince, n’a jamais pu voir en mouvement de son vivant. Et pour cause : comme évoqué à la fin de la vidéo, trois des protagonistes de cette petite capsule mourront dans les années suivant sa réalisation. C’est le cas de Le Prince lui-même, qui disparaît mystérieusement à bord d’un train (!) en 1890, alors qu’il est sur le point de breveter un prototype de projecteur, cinq ans avant celui des frères Lumière. Le travail de l’internaute consiste alors à remettre ces morts en mouvement et à lever le voile sur un film qui aurait pu inscrire un tout autre nom dans l’Histoire du cinéma. Un bel exemple d’hommage cinéphile, qui détonne avec les reprises quelque peu hasardeuses des premiers films que l’on peut désormais trouver aux quatre coins du Net.