2022 restera sans doute pour le cinéma une année tour à tour stimulante et inquiétante, selon le point de vue que l’on adopte. Celui des films, d’abord. Si l’on aura l’occasion d’y revenir au moment de dévoiler le traditionnel top 10 compilant le meilleur de ces derniers mois, on peut déjà poser l’hypothèse que 2022 fut peut-être dénuée de ces très grands films qui, à raison d’un ou deux par millésime, suscitent une adhésion pleine et entière. Pour autant, l’année s’est également révélée particulièrement riche en surprises et propositions étonnantes. Le bilan est globalement bon, mais de manière curieuse, en cela que les films les plus passionnants ont comme été le reflet involontaire d’un morcellement généralisé. Quand bien même les crises qui se succèdent sont loin de constituer l’objet central du cinéma, du Covid à la guerre en Ukraine, en passant par la polarisation des débats politiques et la montée de l’extrême droite (l’appréhension du résultat des élections françaises, italiennes et brésiliennes aura rythmé ainsi une année de nouveau anxiogène), la cartographie mondiale des films esquisse un zeitgest placé sous le signe d’une fragmentation, et ce à tous les étages. Citons ainsi les contes de George Miller, le beau triptyque de Ryūsuke Hamaguchi, ou encore le Tahiti kaléidoscopique d’Albert Serra. Mais au-delà de partis pris hybrides et de stratégies narratives, c’est plus largement la respiration même des films qui est apparue comme saccadée, au gré d’agencements formels embrassant largement le champ des possibles en la matière : structure chapitrée (Nope), assemblage de scènes hétéroclites (EO, Licorice Pizza, Apollo 10 ½), numéros chantés (Don Juan), bout à bout de tête-à-tête (Chronique d’une liaison passagère), mosaïque d’expérimentations (Salammbô), films coupés en deux, scénaristiquement (Nightmare Alley) ou dans leur chair (le split-screen de Vortex), etc. Notons aussi dans cette perspective que cette propension au morcellement se recoupe avec une autre tendance observée cette année, celle de films inégaux qui, à la faveur d’un plan ou d’une idée, parviennent à durablement s’ancrer dans la mémoire. Le morphing entre des draps blancs et l’écume d’une cascade dans Blonde, le saut d’un enfant dans Tori et Lokita, un petit geste de la main dans Les Amandiers… 2022 aura été également composée d’une suite de fragments arrachés à des films engendrant des réactions disparates, au point de donner presque du crédit à cette vieille thèse cinéphile décriée du plan magique sauvant à lui tout seul une œuvre inégale. Loin s’en faut, même s’il ne faut pas négliger le rôle que peut jouer un plan solaire, voire un effet solitaire, dans la cristallisation de la couleur ou du parfum que sécrète mentalement un film : si Blonde n’est certainement pas sans défauts, le raccord évoqué, bascule plastique vertigineuse, justifie quelque part à lui seul son existence.
Cet émiettement, difficile non plus de ne pas le mettre en miroir de la situation plus large que vit actuellement le cinéma, qui aura connu, en dépit d’un semblant de retour à la normale (après deux années marquées par une fermeture des salles), un certain nombre de soubresauts, entre débats sur la qualité des films français, box-office en berne, inquiétude de la profession (mise notamment en lumière par l’Appel à des États Généraux du cinéma français) et sentiment d’avancer à tâtons sans savoir exactement de quoi l’avenir sera fait. Sur ce point aussi, l’année aura ressemblé à un tour en montages russes, entre pics de mieux – la remontée sensible des entrées en cette fin d’année – et rechutes – du côté des États-Unis, l’échec récent en salles de The Fabelmans de Spielberg témoigne de la fragilité actuelle du cinéma de studio américain, qui peine à retrouver son public. Où va le cinéma comme industrie ? Difficile de le prédire, d’autant que ce petit bilan à chaud, auquel il manque dans les faits un fragment essentiel, s’écrit juste avant la dernière grande vague de 2022, celle qui fixera peut-être in fine le sentiment général (autant sur un plan esthétique que celui de l’industrie) suscité par une année contrastée : Avatar : La voie de l’eau.