La découverte embarrassée de la mauvaise blague de Judd Apatow (La Bulle) n’a pas entaché le plaisir suscité par le nouveau film de l’autre éternel adolescent du cinéma américain, Richard Linklater, mis en ligne le même jour sur Netflix. Renouant avec le procédé de la rotoscopie déjà expérimenté dans Waking Life et dans l’autrement plus célèbre A Scanner Darkly, Apollo 10½ contient une grande partie de ce qui fait le sel de la filmographie du cinéaste texan. En 1969, l’insouciance de la vie d’adolescents des suburbs de Houston est inséparable de la fièvre pour la conquête spatiale qui se joue à quelques kilomètres de là. Plus encore que dans Everybody Wants Some!!, film génial sorti dans l’ombre de Boyhood, Linklater organise essentiellement son récit autour d’un pur fétichisme du souvenir. De réminiscences en réminiscences, il ausculte sa jeunesse avec une attention extrême. « Nothing happens in this film », pourrait-on penser, en songeant aux cartons facétieux du journal filmé de Jonas Mekas : comme le cinéaste expérimental, Linklater ne tire de son passé que des « glimpses of beauty ». Amérique des Trente Glorieuses oblige, il est avant tout question de produits de consommation divers et variés, de baseball, et surtout de télévision, devant laquelle sont rivés Stanley et sa famille une grande partie de la journée. Porté par la voix-off très bavarde de Jack Black, le film évoque une infinité de programmes avec une gourmandise qui n’est pas sans rappeler The Movie Orgy, le film de sept heures de Joe Dante aussi culte que rare, organisant un montage complètement fou de publicités, de feuilletons et de séries Z. Finnegan, dans Everybody Wants Some!!, disposait déjà d’une étagère remplie d’enregistrements en VHS d’épisodes de La Quatrième Dimension, mais l’encyclopédie linklaterienne se fait ici autant pléthorique que singulière : le cinéaste y invente quelque chose de l’ordre du name dropping mélancolique. Chaque titre évoqué, de film, de série, de groupe de musique, de marque, de lieu, porte en lui une tristesse manifeste. Car ces différents fétiches importent en réalité moins que l’espace-temps dans lequel ils s’inscrivent ; ils deviennent au fond des capsules temporelles d’une époque révolue.
Si l’appétit nostalgique de Linklater se révèle immense, il ne se déploie toutefois jamais au détriment d’un point de vue lucide sur l’époque, caractérisée aussi par les nouvelles funestes parvenant du Vietnam ou les fessées données par des professeurs sadiques. Ce qui est beau, c’est que l’animation permet au cinéaste de rendre compte de toute cette mémoire dans un même écrin onirique. D’un côté, les lignes creusées sur les visages des enfants, à chaque changement d’expression, ont quelque chose d’étrange dans leur réalisme figé ; de l’autre, les décors et les aplats de couleurs traversés de quelques griffonnages font la part belle aux reflets et aux ombres, donnant l’impression de traverser le film comme s’il s’agissait d’un souvenir idéalisé. La mère de Stanley explique d’ailleurs, alors que ses enfants s’assoupissent tranquillement devant la télévision au cours de la fameuse soirée de juillet 1969, qu’ils auront de toute façon plus tard l’impression d’avoir vécu ce moment éveillés. Tandis que le grésillement de la célèbre phrase de Neil Armstrong résonne dans le salon à moitié endormi, un plan magnifique d’Everybody Wants Some!! semble se répéter à nouveau. Tout l’art naïf et bouleversant de Richard Linklater semblait comme contenu dans cette scène, la dernière du film : après trois jours de pré-rentrée festive et une rencontre amoureuse, Jake arrive juste à l’heure pour son premier cours à l’université et s’assoit à une table. Le professeur, dans un silence cérémonial, écrit quelques mots en majuscules au tableau : « FRONTIERS ARE WHERE YOU FIND THEM ». Jake lève l’œil, intrigué, puis s’étend sur sa table pour dormir, un sourire aux lèvres. Dans un demi-sommeil, lui aussi, Stanley a trouvé sa frontière sur la Lune.