Après les déambulations de L’Année dernière à Marienbad, Alain Resnais poursuit ses investigations sur les méandres de l’esprit humain au travers d’un personnage, Diego/Carlos, communiste espagnol qui milite clandestinement entre son pays d’origine et la France, et d’une époque, les années 1960, avant l’explosion d’un certain mois de Mai. Épousant à l’image la forme spirituelle du doute et de l’ébranlement, Alain Resnais livrait en 1966 un polar sur le scepticisme d’un homme qui se sépare progressivement d’une nouvelle génération de militants.
Comment l’homme passe-t-il les frontières ? Voilà la question à laquelle Resnais répond au travers de ce curieux film qui ressemble par bien des aspects aux tourments de L’Année dernière à Marienbad. Alors que le film co-écrit avec Robbe-Grillet traitait de la réalité évanescente du souvenir, La guerre est finie se place dans un contexte précis, les années 1960, et un espace précis, la France voisine d’une Espagne toujours franquiste en 1966. Le film commence sur la fameuse traversée de la frontière : Diego (Yves Montand) rentre en France afin de coordonner une grève générale prévue pour le 1er mai tout en s’occupant des réfugiés politiques vivant dans l’Hexagone. Mais voilà, il suffit de passer le pont pour douter du bien-fondé et des méthodes de la lutte. Tout devient brouillard dans l’esprit de Diego / Carlos / Domingo dont les identités se déclinent à la même vitesse que ses pensées. Concentré des premières formes de Resnais, très coupées, très montées, jouant des flous et des contrastes comme des incertitudes de ses personnages, La guerre est finie n’avait pas vraiment plu au ministère intérieur espagnol de l’époque qui, malgré de nombreux prix, en avait interdit la diffusion en Espagne et avait tenté de l’exclure de la sélection du festival de Cannes. Bien plus qu’un film militant, c’est pourtant l’étude d’une crise de foi politique que nous livrait alors le futur réalisateur de Cœurs.
Entre le mouvement des trains, les nuques de femmes qui marchent dans la rue et le mouvement urbain, ce n’est pas la stabilité qui caractérise l’action et l’esprit de Diego. Celui-ci est traqué : il vit d’une part dans la clandestinité, marquée par l’ombre, le secret, l’espace sans soleil et les dialogues brefs et fuyants ; il est d’autre part en situation de remise en question permanente. Par une utilisation récurrente du plan de coupe, Resnais nous plonge dans ses tourments, montrant les centaines de flashs qui parcourent ceux-ci. Il dépeint deux réalités parallèles : la première est physique, elle est dévoilée par des visages filmés en gros plans d’hommes astreints à un travail rigoureux et mécanique, par d’impressionnantes tours de la banlieue parisienne dans lesquelles se sont réfugiés les exilés. La seconde est mentale : elle brouille les perceptions, elle fait défiler les images comme des obsessions,la bonne adresse à répéter aux policiers, le visage d’une femme qui ne fera jamais réellement partie d’une vie à moitié-cachée, la demi-pénombre aussi dans laquelle se frôlent des corps, notamment lors d’une magnifique scène d’amour entre Diego et Nadine, la fille d’un contact, filmée comme une séquence de rêve qui s’achève sur la blancheur des cuisses de celle-là, légèrement entrouvertes, prêtes à accueillir celui que l’on ne voit jamais. Mais Resnais (et son prestigieux scénariste, Jorge Semprun, célèbre écrivain qui collaborera notamment avec Costa-Gavras sur L’Aveu, toujours avec Montand) s’intéresse tout autant à la clandestinité d’un homme qui change de patrie, de bras et de passeport comme on changerait de chemise qu’à la profonde crise conscience qui l’ébranle.
En 1966, l’Espagne accueille, comme Diego le souligne, plus de treize millions de touristes par an. Les pays frontaliers et les organisations internationales semblent pourtant avoir oublié que Franco y règne toujours d’une main de maître et bâillonne toute opposition républicaine, bien davantage encore lorsqu’elle est communiste. Le temps des Brigades internationales a fait long feu ; la jeune génération organise des actions plus marquantes, moins scrupuleuses sur la protection de ses protagonistes, pourvu qu’elle soit remarquée et remarquable. Tenant de méthodes différentes jugées caduques, Diego ne se retrouve plus dans ce groupe-là. Il doute, tout en continuant d’agir et d’accepter les règles. « La patience et l’ironie sont les vertus principales des bolcheviks » avait dit Lénine. Diego a conservé les deux, mais atteint progressivement sa limite. C’est finalement cette conscience de la limite qui unifie l’être de Diego, fragmenté en un désir d’action, de changement, quelques amourettes, et l’espoir de vivre libre, un jour, dans son pays. La guerre est finie est une histoire de la lutte mais également une histoire de la souffrance. Plus qu’une désillusion, c’est une prise de distance face à la politique et, par conséquent, à la réalité que filme Resnais. Quand la guerre militaire est finie, c’est celle de la conscience qui commence. Pour les amateurs d’analyse a posteriori, MK2 a eu la bonne idée de mettre en bonus une interview (audio) du réalisateur se penchant sur les conditions de production et de réception du film quarante ans après l’avoir tourné. Pour se plonger dans un film injustement méconnu d’Alain Resnais.