Seul film projeté en 35mm toutes sélections confondues, Train Again est surtout la seule œuvre pleinement expérimentale parmi la centaine de films présentés lors de ce Festival de Cannes. Le travail de Peter Tscherkassky, grand nom de l’avant-garde dont nous n’avions pas eu de nouvelles depuis un moment, consiste en un recyclage de vieilles pellicules, des rushes empruntés à de nombreux films, qu’il découpe et met en boucle dans des collages particulièrement complexes, constitués de photogrammes abstraits et composites. Dans la plupart de ses films, le cinéaste raie et altère les images, intégrant même les perforations de la bande afin d’exhiber la « matière cinéma ». Ce minutieux travail, fait main, débouche sur un vertige perceptif : des dizaines de photogrammes s’entremêlent et se superposent, si bien que la matérialité de la pellicule semble prévaloir sur le contenu narratif. Ainsi de l’un de ses films les plus célèbres, Outer Space, qui prenait place dans un espace clos (une maison) menacé par un danger extérieur, le personnage se trouvant comme piégé à l’intérieur d’un enfer en celluloïd.
Fait notable à l’échelle de sa filmographie, le cinéaste ne travaille plus seulement à partir d’une séquence, mais convoque un large ensemble d’extraits, plus ou moins reconnaissables, issus de l’histoire du cinéma (de L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat à Lone Ranger en passant par Shining). Le mouvement général du film naît de l’articulation entre le recours à des images homogénéisées par le noir et blanc (dont la forme globale s’apparente à celle d’un chemin de fer continu) et la discontinuité chaotique de leur défilement, que met en évidence l’apparition de nombreux flashs lumineux. Les poinçons qui bordent la pellicule s’entrechoquent par exemple avec les lignes tracées par les rails filmés depuis un train en marche.
Grandeur et décadence du cinématographe
Pendant une vingtaine de minutes, la « machine » de Tscherkassky gagne en vitesse, embarquée dans une accélération qui dépasse souvent l’entendement (notamment lors d’un passage remarquable où des traverses sont clouées tandis que le train s’avance), jusqu’à ce qu’arrive un accident inéluctable. Ce que raconte Train Again (car le cinéma expérimental, contrairement aux idées reçues, n’a rien d’imperméable au récit) repose sur le parallélisme, bien connu dans le champ du cinéma d’avant-garde, entre train et cinéma. Outre leur mode de fonctionnement (une avancée, un mouvement) et leur ressemblance (les fenêtres du trains renvoient aux photogrammes, tandis que les rails font écho aux perforations de la pellicule), c’est l’époque à laquelle ils sont apparus, la modernité, qui les rapproche, l’un comme l’autre incarnant ce moment de l’Histoire où la vitesse du monde s’est considérablement accélérée. Dans la lignée des films expérimentaux de Bill Morrison (Death Train), d’Al Razutis (Lumiere’s Train) ou de Ken Jacobs (Georgetown Loop), mais aussi dans celle de son autre film centré sur un train, L’Arrivée, Peter Tscherkassky semble boucler la boucle de cette analogie. Il propose avec Train Again une trajectoire en forme d’ascension puis d’effondrement, où l’on reconnait en filigrane l’évolution historique de la bande pellicule elle-même, outil primitif du cinéma aujourd’hui en voie d’extinction. Sa mise en branle s’achève par une spectaculaire déflagration plastique : un remontage d’Unstoppable de Tony Scott, dont Tscherkassky radicalise la dimension abstraite, née de la somme des particules projetées au cours d’un accident ferroviaire.
La structure de Train Again est toutefois un peu plus retorse qu’une simple ligne droite aboutissant à un accident. Après un plan d’arbre, qui semblait avoir achevé la progression des images, apparaissent à la toute fin quelques photogrammes (déjà vus auparavant) montrant une locomotive en train d’avancer au loin. Train Again constitue lui-même une boucle, un retour fulgurant aux origines du cinéma qui, loin de sonner le glas de la pellicule, montre tout l’intérêt qu’elle peut encore avoir aujourd’hui pour l’expérimentation formelle. Continuer d’inventer, de faire avancer le cinéma à partir de sa technique primordiale et de l’un de ses premiers sujets : à Cannes, où la fiction d’auteur semble parfois prisonnière d’une forme d’inertie, ce genre d’initiative ne court pas les rues.