Après avoir fait l’objet de discussions tout le long de l’année à cause de sa nouvelle rivale romaine, la Mostra poursuit l’air de rien le chemin qui lui est tracé par son directeur Marco Müller depuis maintenant quatre ans. Voilà donc un festival annoncé en perte de vitesse depuis longtemps qui nous prouve son intention de durer encore. De la même manière, le jury ne s’est visiblement pas embarrassé vis-à-vis des pronostics et des qu’en-dira-t-on, en réitérant la tendance asiatique là où le cinéma occidental présentait pourtant un panorama exceptionnellement vaste et curieux.
Qui dit festival dit art, films, paillettes, mais aussi critiques, polémiques et débats : une fois n’est pas coutume, le grand cirque vénitien a rempli son contrat dans chacun de ces critères. Passons d’emblée sur le premier mystère qui pendait aux lèvres du petit monde festivalier : la question de la succession de Davide Croff – président de la Biennale – et Marco Müller a précédé l’ouverture de la Mostra, bien qu’il n’y ait rien de bien secret quant à la quasi certaine confirmation du tandem.
Si la chose était prédite avec une telle assurance, c’est que le programme concocté pour cette 64e édition avait de quoi ravir tout le monde, autrement dit : appelés à la rescousse pour redorer le blason de la Mostra, le défi semble avoir été relevé par ses deux responsables… Très friands de chiffres et autres statistiques, les organisateurs auront pu se vanter d’obtenir 55 films en avant-première mondiale sur les 61 répartis dans les trois sections : Compétition, Hors Compétition et Orizzonti. Sans compter les 16 films présentés par les Giornate degli Autori et par la Settimana della Critica.
Si chacun pouvait trouver satisfaction dans le programme, il faut tout de même signaler la présence d’un accusé de taille, à savoir les pays coupables du fléau guerrier dans lequel le monde est tombé. Le constat unanime de Redacted (B. De Palma, Lion d’argent) à In the Valley of Elah (P. Haggis), en passant par Jimmy Carter : Man from Plains (J. Demme), Madri (B. Cupisti) et Sous les bombes (P. Aractingi) était bien celui de l’indécence de la guerre. Les trois premiers films américains étaient d’autant plus sévères, qu’ils critiquaient leur propre nation, formant une sorte de triptyque intéressant. De Palma reprend des vidéos sur YouTube filmées par des soldats en Irak, laissant un témoignage impuissant quant à la difficulté de représenter l’horreur du réel même lorsque l’on tente de s’y approcher le plus possible. Aux soldats sur le champ suit le malheur et la rage des parents qui sont laissés meurtrir à la maison, pendant que leur fils rentré d’Irak est tué par ses ex-camarades, victimes à leur tour d’une guerre de laquelle ils sortent irresponsables, déshumanisés, désemparés. Le documentaire de Demme, lui, suit la sortie du livre de l’ancien président Carter, très critique face aux rapports entre Israël et les États-Unis, dressant un portrait sinistre de la puissance d’une certaine idéologie américaine. Les deux derniers films cités pointant également du doigt la misère et le désespoir de toutes ces mères dont les familles sont détruites par la guerre, nous pouvons dire que Venise nous a ouvert une triste fenêtre sur le monde.
Si pour certains l’heure était grave, pour d’autres le cinéma reste encore un extraordinaire médium apte aux envolées poétiques. C’est ce que nous montre Wes Anderson qui dans The Darjeeling Limited filme le voyage en Inde de trois frères réunis après la mort de leur père. Fidèle à son humour très personnel, discret mais assez fascinant, il complète une sorte de trilogie autour des liens familiaux – commencée avec The Royal Tenenbaums – laissant derrière elle un univers baroque et touchant. Également mystique mais dans une direction plus lyrique, le très attendu I’m Not There de Todd Haynes nous livrait le portrait d’un artiste planétaire que nous connaissons tous mais que nous ne trouvons jamais vraiment puisqu’il n’est pas là, comme le titre l’indique. Bob Dylan n’est pas cité en tant que tel, son parcours étant retracé plus ou moins symboliquement par six personnages qui s’enchevêtrent et forment la mosaïque de cette curieuse personnalité. On s’attaque au mythe aussi dans The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford d’Andrew Dominik qui, entre longs plans atmosphériques et autres effets esthétiques, obtient de ses deux interprètes – Brad Pitt et l’excellent Casey Affleck – une tension dramatique, permettant au film de tenir sur une durée parfois pesante. D’autres prouesses interprétatives sont présentes dans Sleuth (K. Branagh), dont le scénario plus concis et pervers d’Harold Pinter est plus une adaptation de la pièce d’Anthony Shaffer que du film de Mankiewicz : Jude Law et Michael Caine rivalisent en manipulations machiavéliques dans un décor futuriste, à mi-chemin entre prison et huis clos.
Au grand dam des amateurs, la sélection asiatique était plus modeste cette année. Signalons tout de même l’intéressant documentaire présenté dans Orizzonti, Wuyong (Useless) du précédent lauréat Jia Zhangke : une sorte de philosophie du vêtement est pensée à travers des situations qui nous interrogent sur le potentiel vécu d’une création dans son rapport avec l’homme, la nature et la création industrielle. Palmarès oblige, nous dirons quelques mots sur le grand gagnant : il s’agit du Taïwanais Ang Lee avec son drame passionnel sur fond d’occupation japonaise, Se, Jie (Lust, Caution). Un prix pas vraiment contestable tant le film est bien fait sans être pour autant extraordinaire, mais beaucoup s’interrogent sur sa nécessité, le réalisateur ayant déjà été primé ici même il y a deux ans pour Brokeback Mountain et à Berlin à deux reprises. Avouons aussi le nom du favori qui se cachait derrière cette réaction mitigée : Abdellatif Kechiche qui avait pourtant rassemblé le public et la critique – chose assez rare pour être remarquée – avec l’histoire d’un sexagénaire licencié qui réunit toutes ses forces pour ouvrir un restaurant. La Graine et le mulet fut consolé avec le Prix spécial du jury ainsi qu’avec le Prix Mastroianni du meilleur espoir pour Hafsia Herzi, bien aidée par sa danse du ventre endiablée de la séquence finale.
Cependant, il y avait un point sur lequel tout le monde est tombé d’accord : la Mostra, habituée aux récompenses « de commande » réservées au cinéma italien – notamment lorsqu’il est produit par Rai Cinema, également sponsor –, s’est pour une fois libérée sans trop d’embarras de cette mauvaise tradition. Mauvaise car la sélection italienne n’a pas toujours été à la hauteur, ne dérogeant pas à la règle en 2007 avec Nessuna Qualità agli Eroi (P. Franchi), Il Dolce e l’Amaro (A. Porporati) et L’Ora di Punta (V. Marra). La seule agréable surprise est venue de Non Pensarci (G. Zanasi) dans les « Giornate degli Autori », qui montre sans aucune prétention qu’il est possible de faire un film à la fois amusant et lucide sur les aventures provinciales d’une famille italienne.
Très fier de pouvoir compléter son équipe de grands réalisateurs avec les nouveaux films de Kitano, Oliveira, Loach, Allen ou Chabrol, Marco Müller aura peut-être été un peu embêté que les jeux de lumière et les formes radicales de Greenaway n’aient pas été plébiscitées par le jury. Tout comme dans Nightwatching le cinéaste anglais fait de Rembrandt et de La Ronde de nuit un vase de Pandore d’où sortent toute la médiocrité et la corruption des commerçants hollandais au XVIIe siècle, Mikhalkov réunit douze jurés au procès d’un jeune tchétchène pour dépeindre la société russe actuelle dans toute sa complexité sociale et idéologique. 12, remake plutôt fin du 12 Angry Men de Lumet, a lui aussi été très apprécié, ce qui a valu au Russe un Lion d’or pour l’ensemble de son œuvre, sorte de prix de consolation un peu insensé car il vient redoubler les deux Lions d’honneur déjà attribués à Tim Burton et Bernardo Bertolucci.
Nous l’avons compris, cette édition était placée sous le signe des réalisateurs omniprésents jusque dans le jury, à une époque où stars et starlettes occupent de plus en plus le devant de la scène. Un retour aux sources qui à Venise s’est montré relativement bénéfique pour un festival et un cinéma qui se sont célébrés, ne demandant qu’à vivre les jours heureux qui leur sont mérités.