À partir du 1er mars 2014, Le Forum des Images consacre un cycle de plusieurs semaines à la seule ville de Berlin. Lourdement bousculée par l’histoire du vingtième siècle, la capitale allemande convoque à elle seule un instantané riche et contrasté de l’histoire du cinéma. Théâtre d’affrontements idéologiques et diplomatiques répétés, décor sans cesse renouvelé, constamment réinventé, Berlin n’a jamais cessé d’inspirer les cinéastes allemands et étrangers. Décryptage chronologique.
Atmosphères
Des années 1920 au début des années 1930, en marge des Années folles et de la culture bourgeoise, Berlin devient la scène incontournable des provocations et innovations artistiques. Bénéficiant de cette ébullition, le cinéma allemand impose avec l’expressionnisme un véritable courant esthétique par l’intermédiaire de quelques réalisateurs rapidement reconnus dans le monde entier (Lang, Murnau, Pabst, Sternberg ou encore Wiene).
Dans Le Dernier des hommes (1924), la manière dont F.W. Murnau met en scène la ville allemande dit beaucoup de la désillusion que lui inspire l’espèce humaine. Au premier plan, un vieux portier se fait congédier sans ménagement par son employeur et devient la risée du quartier où il vit. En arrière-plan, Berlin est ramené à un décor fantasmé, réduit le plus souvent à des angles durs et des lignes obliques où toutes les perspectives semblent obstruées. La déchéance sociale du personnage principal fait bien évidemment écho à l’effondrement moral de cette société qui ne le juge sévèrement que par rapport au rôle qu’il a perdu. L’exil et la solitude auxquels le portier est condamné est d’autant plus insupportable que la ville n’est jamais accueillante : faite de recoins, pluvieuse ou brumeuse la plupart du temps, Berlin semble figée, statique (la plupart des plans sont fixes) tandis que les personnages malveillants sont réduits à des ombres morbides se déplaçant tels des Nosferatu citadins.
C’est dans cette même continuité esthétique que Fritz Lang a réalisé son premier film parlant, M le Maudit, en 1931 (deux ans avant son exil pour la France puis pour les États-Unis). Si la caméra est nettement plus mobile que dans le film de Murnau en multipliant les travellings et les contreplongées écrasantes, la ville de Berlin est également filmée comme un espace totalement replié sur lui-même, reflet de la paranoïa croissante de ses habitants. Face à la menace d’un tueur d’enfants qui emporte avec lui une certaine image de la pureté (superbe ouverture symbolisant la menace sourde et dépourvue de visage sur des enfants disparaissant progressivement les scènes), la population investit davantage les intérieurs des maisons et des appartements, abandonnant les rues désertées à des milices aux motivations très ambiguës. La circulation du mal épouse les angles droits des rues et bâtiments tandis que l’espoir se traduit par des mouvements de caméra plus aériens. Jouant sur cette dichotomie, le réalisateur n’hésitera d’ailleurs pas à conclure son œuvre dans un contexte asphyxiant : celui d’un sous-sol où s’est improvisé un tribunal populaire censé juger en toute impartialité celui qu’on accuse des pires crimes.
Si la date de réalisation du film précède un peu trop l’arrivée aux pouvoirs des nazis pour lui imputer une résonance politique, il n’en est pas de même de R.W. Fassbinder qui, avec le feuilletonesque Berlin Alexanderplatz réalisé en 1980, réadaptait l’ouvrage homonyme d’Alfred Döblin après une première version signée Phil Jutzi en 1931. Le réalisateur de Lili Marleen y louvoie dans les décors d’un Berlin des bas-fonds, où il suit le destin misérable de Frantz Biberkopf, petite âme lâche et indolente, portée par des événements et des passions qui le dépassent. Fassbinder navigue dans un Berlin écrasant, renfermé, avec un grain d’image poussiéreux et étouffant. Par opposition, les rares scènes sylvestres, hors de la ville, resplendissent, célébration pastorale d’une possibilité d’idéal, quand la ville semble condamner ses habitants à une lâcheté veule, une inertie et une paresse intellectuelles et morales. Fassbinder condamne-t-il par là les contemporains de l’action ? Si cela semble évident, il choisit surtout de s’affranchir des murs physiques et moraux, avec un épilogue dantesque, baroque, qui se place loin de toute réalité, comme une explosion créatrice loin de la tension accumulée lors des onze heures qui ont précédé ce qu’il appelle son rêve.
C’est dans cette même logique d’irréversible confrontation des mondes au début des années 1930 qu’a été réalisé Cabaret de Bob Fosse, en 1972. Adapté du livre au titre éloquent de Christopher Isherwood, Goodbye to Berlin, le film s’ouvre sur des travestis dispensant des numéros de chant et de danse dans une ville qu’on peut préjuger libertaire. Pourtant, on devine assez rapidement que le cabaret est un monde clos, coupé des réalités extérieures et politiques. La menace d’une montée en puissance du nazisme n’est qu’une lourde rumeur, une tentation politique que certains personnages balaient d’un revers de main en invoquant le bon sens. Il faudra attendre la dernière scène du film pour qu’en contrepoint, les brassards arborés par certains soldats spectateurs annoncent la menacé à venir sur les activités de ce cabaret. Le quotidien grouillant de la ville de Berlin est un hors-champ inquiétant, symptôme du déni auquel Sally, la danseuse incarnée par Liza Minnelli, Brian et Max, ses deux amants bisexuels, se sont livrés tout ce temps avant que ne disparaisse leur liberté.
Ce champ de ruines
Totalement sinistré de 1933 à 1945 (cinéma de propagande, talents exilés en France ou aux États-Unis), le septième art allemand est un champ de ruines à la fin de la Seconde Guerre mondiale. S’il faudra du temps à la production nationale pour se réapproprier son espace et son histoire (la nouvelle vague allemande des années 1970 avec comme figures de proue Fassbinder, Herzog ou encore Wenders), les cinéastes étrangers sont loin d’être insensibles au spectacle saisissant qu’offre la ville de Berlin. La réalité des bombardements s’invite ici pleinement dans la fiction, comme dans Allemagne, année zéro que Roberto Rossellini réalisa en 1947, en écho à Rome, ville ouverte tourné lors de la chute de Mussolini. Quelques années avant Europa 51 qui allait également confronter une société aux valeurs vacillantes au suicide d’un enfant, le réalisateur fait également état d’une déchéance morale. Il s’attache pour cela à décrire de manière très réaliste le quotidien d’un enfant sommé d’arpenter les ruines de la ville en vue de n’importe quel petit trafic pour pouvoir entretenir sa famille parquée dans un des rares appartements épargnés par les bombardements. Une phrase dite par le grand frère trahit toute l’absurdité de la situation : au jeune héros se plaignant des missions qu’on lui confie lui est répondu qu’il « recouvrera bientôt la raison ». Pourtant, l’enfant semble être le seul lucide, à exercer son regard sur l’échec collectif d’un pays et des conséquences matérielles et morales que les habitants devront supporter. Rossellini multiplie les champs-contrechamps entre ce jeune garçon (probablement né avec l’accession au pouvoir des nazis) et les ruines de Berlin dont l’étendue ne laisse pratiquement aucun espoir.
L’espoir, l’artiste de cabaret au passé très trouble qu’incarne Marlene Dietrich dans La Scandaleuse de Berlin de Billy Wilder (1948), semble pourtant en avoir à revendre. Elle le chante même au public dans une mythique scène finale alors que sa connivence passée avec le pouvoir nazi ne fait aucun doute. Peu intéressé par les leçons de morale, Wilder (qui reviendra à Berlin une dizaine d’années plus tard pour tourner le désopilant Un, deux, trois), renvoie dos à dos la défaite idéologique d’un pays à l’impérialisme ridicule des Américains. La scène d’ouverture est éloquente : dans un avion survolant Berlin lourdement touché par les bombardements, les députés américains semblent sortir de leur torpeur tandis que la Républicaine bigote incarnée avec talent par Jean Arthur ramène ce champ de ruines au coût supporté par le contribuable. Mais cette « malaria du moral » dont parlent ces mêmes représentants politiques à propos des soldats américains mobilisés, trouve son incarnation dans le paysage désolant qu’offre la capitale allemande. Précieux document d’époque, La Scandaleuse de Berlin alterne images documentaires des ruines et scènes de studio (en jouant parfois sur les incrustations), donnant au film des airs de fausse comédie, le marivaudage étant perpétuellement connecté à la dure réalité des lieux. Mais au pessimisme idéologique de Rossellini, Wilder oppose une malice culottée où, en dépit du spectacle saisissant qu’offre la ville, les gens se rencontrent, se draguent et se séduisent. C’est d’ailleurs sur ce terrain que le personnage joué par Jean Arthur se découvre, se révélant à un désir qu’elle avait jusqu’ici consciencieusement ignoré.
Ville fantasmée par les réalisateurs étrangers, Berlin reste le symbole d’une histoire collective malmenée pour les cinéastes allemands. En réalisant en 1979 le bouleversant Allemagne, mère blafarde, Helma Sanders-Brahms circonscrit d’abord son propos au morne quotidien de sa propre mère, jeune femme pleine de rêves et d’illusions au moment où l’Allemagne bascule dans la folie. Alors qu’elle ne milite pourtant pour aucun parti, cette femme voit l’arrière-plan politique interagir avec force dans son devenir et finit par prendre physiquement sur elle la lourde honte à laquelle le régime nazi condamne tout un pays dans sa marche collective. Aux images d’archives mêlant ruines interminables et rencontres fortuites (celle d’un jeune orphelin s’organisant pour sa survie) répond la déchéance physique d’une femme privée de mots pour extérioriser le poids de la culpabilité. La paralysie faciale et les pensées suicidaires qui l’accompagnent sont les symptômes d’une amnésie collective forcée que Fassbinder représentera parfaitement dans Le Mariage de Maria Braun en 1981.
Berlin séparé, Berlin explosé
Par son histoire, sa position géographique et politique centrale après la Seconde Guerre mondiale, Berlin devint logiquement et assez rapidement la ville symbole des enjeux de guerre froide au cinéma, attirant à la fois les velléités naturalistes, les drames politiques et les satires. D’autant que, rappelons-le, le mur de Berlin est érigé par la RDA de façon unilatérale dans la nuit du 12 au 13 août 1961. À partir de cette date, le cinéma va mettre en scène un espace de luttes et de contradictions en variant les genres, les représentations urbaines, sociales et culturelles. Berlin devient non seulement un horizon d’attente et de fuite, mais encore un espace de synthèse social qui ne se résume donc pas à la symbolisation des rapports Est-Ouest.
Rions un peu en attendant la bombe
Après le Berlin de la destruction, de la ruine physique et morale, les années 1960 ouvrent la voie de la ville trouée, éparpillée. La capitale de la RDA, qui comporte une partie occidentale, apparaît d’abord comme ce qu’elle est politiquement : une vitrine de la lutte entre bloc occidental et bloc soviétique, un territoire qui mêle le cloisonnement extrême d’un béton qui empêche le mouvement des hommes et des idées et le multiculturalisme d’une ville où circulent les quidam, les hommes d’affaires, les espions et les fantasmes des deux bords. D’une étonnante façon, le cinéma hollywoodien ouvre le bal de la remise en cause de ces fantasmes par une satire politique délicieusement insolente en 1961 : Billy Wilder signe Un, deux, trois et refusant le rôle de pur descripteur, adopte les codes d’une screwball comedy réactualisée pour dépeindre la vanité du combat est-ouest et l’absurdité idéologique des deux camps. Peu de réalisateurs utiliseront le genre burlesque par la suite pour dépeindre les conflits intérieurs et sociaux des Berlinois de naissance ou de passage. Sur les quelques films « marquants » que l’on peut intégrer à un minuscule panorama du Berlin coupé, il faut bien avouer que le film de Billy Wilder frappe par son irrévérence et sa capacité à détourner les problématiques classiques jusqu’à en devenir finalement une œuvre de pacification, de remise des compteurs à zéro.
Un, deux, trois s’ouvre sur une fausse présentation de propagande pro-américaine décrivant les défilés derrière la porte de Brandebourg comme des cohortes de félons cyclothymiques hurlant le doux nom de Khrouchtchev tandis que l’ouest de la ville « profite des bonheurs de la démocratie ». Le ton est donné et tout le monde en prendra pour son grade, surtout le protagoniste, McNamara (qui a donc le même que l’homme d’affaires et politique secrétaire d’État à la Défense), qui dirige la branche ouest-allemande de Coca-Cola. Ambitieux, surexcité en permanence (rendons hommage au burlesque fantaisiste et rythmé de James Cagney), McNamara tente d’ouvrir son marché à l’est pour prendre du galon et la tête du marché européen. Au milieu des négociations avec les apparatchiks soviétiques, le patron de McNamara lui envoie sa fille et le charge de surveiller l’écervelée. Scarlett, fausse rebelle et vraie fêtarde, s’entiche d’un est-Berlinois, Otto, au catéchisme anticapitaliste bien rodé. Avant l’arrivée du grand patron, il faudra donc sauver les accords Est-Ouest, canaliser l’énergie idiote de Scarlett, faire d’Otto un bon Occidental…
On retrouve dans le film de Wilder l’essence même de la satire : le gonflement des clichés et des fantasmes (l’Américain obsédé par le profit et la hiérarchie, le communiste sectaire et renfrogné, la jouvencelle pré-soixante-huitarde irresponsable) agit comme un révélateur des failles intellectuelles et sociales de chaque camp. Le but étant finalement, de les réunir ? Le secrétaire de McNamara, toujours prêt à faire claquer ses bottines, n’ « a rien vu pendant la guerre » parce que « personne ne lui a rien dit ». L’épuration relative de l’Allemagne au début des années 1960 est mise en parallèle ‑et toujours sur le mode burlesque- aux répressions permanentes à l’est, notamment lorsqu’Otto, soupçonné de déviationnisme, est torturé à coups de Itsy Bitsy Teeny Weeny Yellow Polka Dot Bikin.
La ville du cercle temporel
L’insolence tous azimuts que se permet Wilder reste assez unique : le Berlin des années 1960 n’est rapidement plus la vitrine touristique dévoyée et explosive d’Un, deux, trois. Ville du drame moral, de la perdition politique et affective, Berlin est choisie par des réalisateurs bien différents pour signifier les enjeux d’un cinéma qui analyse de plus en plus le rapport de l’individu au groupe, et du groupe aux instances étatiques. Premier exemple de la plongée dans un Berlin toujours proche de la dystopie : Alphaville de Jean-Luc Godard, sorti sur les écrans français en 1965. Entre la science-fiction (tournée en décors réels près de la Défense) et le polar parodique, Godard imagine une société autoritaire qui serait le synthèse de la société de surveillance et de la société de consommation. Alphaville, centre urbain imaginaire qui a poussé en dehors des « pays extérieurs » (la Terre), est le dépassement d’un Berlin qui aurait englouti à la fois le nazisme (référencé de nombreuses fois à l’image), la fusion de l’individu et du collectif d’un stalinisme mécanisé et le modernisme déshumanisé.
Les premières images d’Alphaville insinuent une complexité et une richesse plastique qui colle à la peau du film : évidemment, la photographie en noir et blanc de Raoul Coutard, qui piège la représentation dans les ombres parcellaires glaçantes ou la surexposition terrifiante n’est pas pour rien dans la représentation fantomatique de la ville. Mais il faut y ajouter le tourbillon obsessionnel des cadres, des mouvements et des caractères : faux polar politique, Alphaville détaille la mission de Lemmy Caution, chargé de détruire Alpha 60, la machine qui régit Alphaville et ses habitants. Alpha 60, créée par le professeur Von Braun ‑qui a tout d’un Mengele- pense, structure, surveille, punit. Ceux qui se sont intégrés à l’univers concentrationnaire d’Alphaville (« surtout les Suédois, les Allemands et les Américains » nous dit-on…) ont délégué leur conscience, leur émotion et leur rationalité à la machine, acceptant sa réussite dans la création d’une « race supérieure ». Si le nazisme pèse lourdement sur le film de Godard ‑les femmes ont un numéro tatoué sur le cou ou sur le front, le signe des grandes instances est SS…), le modernisme de la mécanisation est pour le réalisateur la mise en pratique des années 1960 de la société de surveillance. L’homme robotisé évolue dans un univers robotisé, et dans un espace de clivages.
C’est pour tous ses symboles mélangés que l’on a rapidement rapproché Alphaville d’un Berlin de science-fiction : la séparation nord et sud a remplacé la frontière est-ouest, mais le gourou de cet état désincarné, Von Braun, est allemand. Comme chez Wilder, Godard renvoie dos à dos les deux idéologies qui se font face : la surveillance et l’oppression du nord, qui mène à la mort physique notamment lors d’une scène impressionnante d’exécutions tournées en spectacle du dimanche, est la même au sud sous la lumière hypnotique des néons et le bruit incessant des machines, menant à la mort progressive des consciences.
Tout d’abord absente ou floutée, la ville s’insère progressivement dans la mise en scène de la délivrance : dans la nuit perpétuelle d’Alphaville, espace subordonné au présent et à la satisfaction des besoins d’ordre, la rencontre de Lemmy Caution et de Natacha von Braun, fille du malin, permet à la révolte, forcément individuelle chez Godard, de germer. Comme tous les assimilés, elle a perdu le fil temporel. Sans passé, sans regret, sans émotion ni désir, Natacha découvre dans la poésie d’Éluard un autre langage que celui d’Alpha 60 et finit par renverser la sacro-sainte logique de l’État destructeur qui se donne les atours de la perfection. Film de signes et de cercles, Alphaville confronte les différentes valeurs politiques de son temps : l’efficacité et le présent y sont devenus des travers d’une société sur-normative ; la maîtrise des autres et de soi-même a entraîné l’annihilation de la douleur et de l’amour. Sans le didactisme que l’on peut parfois reprocher à Godard, Alphaville dépasse tous les films de guerre froide : il relève de la pure foi existentielle, repliée, certes, sur l’individu, mais ouvrant la possibilité d’une déconstruction politique et sociale.
Berlin comme symbole d’un monde en déchéance
Et il est vrai que Berlin est un centre de déconstruction. Les deux films « occidentaux » qui se succèdent dans des images éparses du Berlin séparé en témoignent : qu’il s’agisse du film d’espionnage pour Le Rideau déchiré d’Hitchcock (1966) ou du film d’horreur pour Possession de Zulawski (1981), Berlin est la ville des ruines voilées, de la construction et de la destruction, du mouvement vain des sociétés perdues et des longues étendues déshumanisés. En termes purement formels, les représentations de l’Est et de l’Ouest ne diffèrent que fort peu. Une manière, peut-être, de réunir artificiellement la capitale allemande dans un magma de modernité grise mêlé aux cadavres immobiliers d’une guerre qui n’en finit plus.
Dans Le Rideau déchiré comme dans Possession, c’est le dédoublement auquel les êtres sont confrontés dans Berlin : chez Hitchcock, un physicien de renom fait faussement défection à l’est dans l’unique but de voler les recherches d’un professeur allemand. Armstrong est accueilli en héros par le ministre de l’Intérieur est-allemand, secondé par son chef de police qui a tout du gestapiste reconverti au communisme. Il y a évidemment chez Hitchcock une forme de naïveté et de manichéisme dans la peinture du politique : à l’ouest la liberté et l’amour éclatant, à l’est la surveillance, la pauvreté, l’obsession de l’émigration. Mais Berlin n’est pas seulement un décor ou un lieu de passage, c’est un lieu d’éclosion de la souffrance. Si la scène la plus palpitante est sans conteste celle de la course-poursuite entre les gentils Américains en fuite et les méchants Allemands ivres de violence, la scène la plus intéressante, pause dans ladite course-poursuite, voit la rencontre du couple Newman-Andrews et d’une vieille Polonaise fantaisiste. Se présentant comme une comtesse, elle offre son aide au couple en échange de l’obtention d’un visa américain. Berlin est un appartement cloisonné dont l’unique fenêtre s’ouvre sur l’Occident ‑et ici, les États-Unis‑, sur l’espoir d’un autre espace. La souffrance de l’être enfermé dans un pays, de la prisonnière en liberté surveillée qui finira par se sacrifier, offre quelques secondes d’émotion dans un film centré sur son intrigue (assez invraisemblable d’ailleurs) et sur des représentations politiques et sociales topiques. La fenêtre ici, c’est finalement l’humanité qui déborde de la mécanique policière, c’est l’universel bafoué et par l’Est oppressant et par l’Ouest autocentré.
La coexistence pacifique ne change pas la donne berlinoise au cinéma : Possession, sorti en 1981, met en scène une autre facette de ce dédoublement de personnalité, celle de la multiplication des espaces comme perdition morale. Le film de Zulawski, curiosité un peu vintage aujourd’hui porté à bouts de bras par Isabelle Adjani, raconte l’emprise démoniaque que subit Anna. Alors que son mari rentre de mission (il semble appartenir à un réseau d’agents secrets, on reste dans la capitale des échanges et des guerres), Anna décide de le quitter pour son amant. Mais elle revient, puis repart, puis revient, de plus en plus lunatique, de moins en moins saisissable. Mark la fait suivre et découvre son amant, un gourou New Age sans consistance, et le poteau rose : Anna est tombé dans les tentacules d’un monstre qui, non content de l’engrosser, détruit peu à peu son cerveau d’humaine et la phagocyte moralement. Il faut bien avouer que le film étonne surtout pour sa scène d’hystérie centrale dans le métro de Berlin au cours de laquelle Anna/Isabelle Adjani, après avoir laissé le démon s’exprimer (et il s’exprime avec force), fait une fausse couche, laissant un liquide blanchâtre et vert s’échapper de son ventre souillé.
Mais, en dehors des délires excentriques, Berlin, à l’ouest, garde sa déshumanisation, son âpreté : la ville est un espace changeant mais morne. Les immeubles et usines désaffectés passés, il reste des rangées d’immeubles, anonymes, des cages d’escalier désertées qui ne sont jamais bousculées par la moindre vie urbaine. Les lieux de convivialité, de loisir ou d’échanges n’existent ni à l’est ni à l’ouest ; les signes de la ville ne sont que publicitaires. L’extérieur est en fait la continuation de l’intérieur : des espaces empêtrés dans une mouvement descendant, dans une déchéance physique, morale. Berlin, depuis quelques années déjà, est le symbole de la décomposition. Plus troublante chez Zulawski (qui travaillait à l’ouest depuis le début des années 1970), Berlin est aussi la ville de la reproduction du mal (dans le ventre d’Isabelle Adjani donc), de la cassure psychologique d’une population séparée en deux ‑comme l’image obsédante du mur et des militaires qui le gardent en atteste. Dans tous les genres effleurés, la comédie burlesque, le polar de science-fiction, le film d’espionnage, le film d’horreur, Berlin est tributaire de son passé, incapable d’effacer ses stigmates visibles et de dépasser ses mémoires enfouies.
Et demain ?
Berlin, Berlin, Berlin, morne plaine donc. On comprend aisément pourquoi des réalisateurs aussi différents Hitchcock, Wilder, Godard et Zulawski sont attirés par l’histoire, la force symbolique et la partition de la ville. Mais il est clair que le cinéma produit à l’ouest oublie, consciemment ou non, les évolutions, les ouvertures progressives d’un monde qui peine à sortir du statut d’objet de fantasme déshumanisé. Peu de films produits en RDA sont sortis sur les écrans occidentaux à l’époque, et des cycles comme celui du Forum des Images permettent une incursion dans le bloc est tel qu’il est représenté par les réalisateurs du cru.
L’une de ces œuvres, grand succès public est-allemand en 1973, La Légende de Paul et Paula, réalisé par Heiner Carow est, au sein du kaléidoscope des imaginaires sociaux et politiques, tout à fait intéressant. Ses influences sont clairement occidentales, de la vague hippie à la culture rock et avait réussi à passer la censure sur ordre personnel d’Honecker. Et pourtant, Paul et Paula sont bien éloignés des ouvriers modèles et leur trajectoire des réussites morales que l’immense majorité des films est-allemand mettaient en scène. Il y a quelque chose d’Harold et Maude (sorti en 1971) dans cet univers bariolé qui allie le lugubre au fantaisiste, l’espoir instantané au choc dépressif. Paul est fonctionnaire, ambitieux, marié à une cruche arriviste qui n’hésite pas à inviter ses amants dans le lit conjugal à l’heure du retour de Paul. Paula est une jeune femme joyeuse, vive, mère de deux enfants dont les différents pères, indifférents et infidèles, sont sortis du tableau. Paul et Paula se rencontrent, se plaisent, se séparent, se retrouvent. Ils sont à l’image d’une société bloquée entre l’ambition et la spontanéité, la réussite individuelle et la passion sentimentale.
D’est en ouest, la rupture n’est pas si évidente que cela : là encore, le Berlin en ruines, masqué ça et là par des tours ou des fêtes foraines, apparaît comme un motif mémoriel et à chaque instant. La cartographie sociale est plus précise, logiquement, que dans un film comme Possession : les trentenaires des années 1970 ne parlent pas de politique, mais vivent autrement que leurs aînés, avec d’autres références (le rock, la pop, les fleurs oranges et l’attitude faussement décontractée d’éternels adolescents perdus) et d’autres désirs. Seulement voilà, la société est bloqué, symbolisée dans le film par la fragilité de Paula qui, à chaque accouchement, risque sa vie. La tendance à surcontextualiser ces peintures douce-amères ne doit pas cacher que, finalement, les problématiques sont sensiblement les mêmes à l’ouest et à l’est : la perversité de la rénovation urbaine, la solitude des déçus du collectif, la difficulté de l’engagement… Paul et Paula vivent dans un Berlin plus marqué par les oppositions et contradictions que par la déshumanisation précédemment soulignée : il s’agit un territoire marqué ‑le mur est là, au loin- où se côtoient badinages et tragédies quotidiennes. La ville en mutation et en mouvement traîne derrière elle la vétusté des bâtiments et de certains esprits, tout comme (on en revient à Godard) les dangers intellectuels de la société de consommation, représentée toute entière dans la belle-famille de Paul, obsédée par la réussite, le confort et la connaissance prémâchée du petit écran. Paula est la « Tristana » de RDA de ce beau film métaphorique, qui laisse, jusque dans son inachèvement formel un goût de décalage.
This ain’t California
Depuis Good Bye Lenin ! (2002), succès emblématique de la rupture et de l’ouverture à l’ouest, le cinéma allemand contemporain, et celui qui prend Berlin pour théâtre en particulier, semble s’être fondu dans deux formes thématiques principales. C’est en tous cas celles qu’a choisi de mettre en avant le Forum des Images dans les films les plus récents de sa programmation.
Passée l’euphorie de la comédie Good Bye Lenin ! donc, on trouve peu d’humour dans le Berlin contemporain. Fictions et documentaires semblent principalement s’attacher à représenter une ville en mutation dont les habitants, souvent jeunes, fêtards, issus de l’immigration, construisent l’identité. Sur le thème de l’intégration, bien souvent le fait de musulmans, ce sont deux mélodrames récents que ce « Berlin magnétique » met en avant : le balourd Shahada d’un côté, le poignant L’Étrangère de l’autre.
Sortie en 2010, la fiction de Burhan Qurbani se pose au carrefour du quotidien tourmenté de quelques personnages cherchant leur place à Berlin. Chaque protagoniste incarne une figure emblématique de la population immigrée (repli communautariste ou rupture avec leurs origines), à tel point que la peinture sociale devient presque caricaturale. La représentation urbaine est morose et dynamisée par la musique électro, les destinées des protagonistes s’entrecroisent à la façon d’une tragédie contemporaine qui noie ce premier film d’un jeune réalisateur allemand (d’origine afghane) sous la pesanteur de ses sujets. Le film vaut toutefois pour sa plongée dans une ville cosmopolite bercée par un important fond musical – ce qui est le second des principaux motifs cinématographiques du Berlin contemporain.
Peu de souffle, donc, dans ce pathos généralisé par Shahada. Si on ne peut pas lui reconnaître une plus grande légèreté tant le film de Feo Aladag L’Étrangère y ressemble dans ses thèmes (immigration et intégration musulmanes, émancipation féminine), reste que celui-ci démontre une saisissante vigueur dans le portrait de sa protagoniste. Plus que par sa grisaille, Berlin est peut-être avant tout représenté comme cela : par l’intermédiaire de ceux qui le peuplent, Allemands, Turcs, Afghans, Libanais, jeunes, clandestins – qui partagent tous une même soif de liberté, plus ou moins incarnée dans le motif musical imposé par la ville. De la mémoire ou de l’obsession du passé, il ne semble pas rester grand-chose. Berlin a tranché et, désormais unifié, cherche son identité dans ce qu’il a de plus contemporain.
La vie de bohème
Si ces deux fictions pèchent par leur excès d’artifices dramatiques (ceux du film choral pour Shahada, de l’excès de pathos pour l’autre), ils présentent en tous cas avec un intéressant réalisme une ville en pleine mutation – un des motifs emblématiques de la ville, sur lequel le documentaire prend aisément le relai. Sur le thème de l’émancipation féminine, le documentaire Prinzessinnenbad (2007) pourrait être l’écho non-fictionnel au récent Clip (Maja Milos, Serbie, 2012) : un portrait, souvent cru, d’une adolescence d’Europe de l’est livrée à elle-même et qui se donne ses propres principes et objectifs. Entrecoupées de plans sur les vastes avenues de Berlin comme Clip faisait la part belle aux zones abandonnées de la capitale serbe, Prinzessinnenbad essaie d’intégrer à son propos les dynamiques urbaines, et surtout sociales, dans lesquelles évoluent les trois jeunes filles.
Sans doute il ressort de ces représentations un point important : l’attachement cinématographique au Berlin contemporain se base souvent sur un mouvement de balancier entre tradition et modernité, entre liberté et traditionalisme, entre immigration et intégration – soulignant la difficulté qui demeure d’unifier la ville. Une ambivalence érigée en véritable caractérisation des Berlinois – ceux issus de l’immigration en tous cas – par Neukölln Unlimited (2010), documentaire sur et pour des adolescents. Agostino Imondi et Dietmar Ratsch jouent exactement de cette dissonance entre l’élan dynamique et cool porté par la ville (les trois ados pris pour sujet sont adeptes du break dance ou du hip-hop) ; alors même qu’ils cherchent à régulariser leur situation en Allemagne et vivent hantés par le souvenir de leur expulsion vers le Liban quelques années plus tôt.
Pour revenir à la fiction et conclure sur cette représentation du Berlin-espace d’apprentissage et d’expérimentation pour une jeunesse en mal de repères, le film le plus récent de cette programmation, Oh Boy de Jan Ole Gerster, se fond parfaitement dans le moule. À ceci près qu’il remplace le hip-hop et l’électro par le jazz, la couleur par le noir et blanc, le dynamisme par l’indolence. De cela, on retient l’indéniable tendance à une sorte de paresse existentialiste portée par quelques artistes, bien souvent étrangers, qui sont les fondations de l’image de la ville. Berlin Song (2007) pourrait ainsi être le pendant documentaire de la fiction de J.O. Gerster. Pas seulement pour le noir et blanc qui les porte tous les deux, mais parce qu’ils érigent en véritable philosophie de vie la flânerie artistique dans les rues et vastes espaces de la capitale. Ce documentaire suit quelques musiciens qui y sont installés depuis quelques années et y vivent une vie de bohème digne des romans de la beat generation. Avec plus de langueur peut-être…
Berlin Calling
Coincée – ou épanouie – entre une jeunesse libérée et cool et des enjeux sociaux plutôt pesants, la ville est transformée par tout un pan du cinéma qui se tient fidèle à l’image qu’a la capitale allemande dans l’imaginaire collectif : la ville de la fête. Le film le plus emblématique de cela, c’est Berlin Calling, production allemande de 2008 passée chez nous directement en DVD. Le film, très classique dans sa narration et sa mise en scène, n’est original et réussi que par ses thèmes (drogue, addiction et musique électronique) et surtout par le tableau plutôt rare qu’il fait d’une génération européenne de fêtards jouisseurs et voyageurs. A priori pur produit d’autopromotion pour le célèbre DJ Paul Kalkbrenner, qui joue dans le film le rôle du DJ Ikarus (fort bien toutefois pour quelqu’un dont ce n’est pas le métier), sombrant un jour à cause d’une mauvaise pilule et d’excès accumulés. Une agréable fiction aux grosses ficelles qui a au moins le mérite de montrer, sans faux-semblants, un univers assez peu décrit par le cinéma.
Berlin, ville cosmopolite dont artistes, musiciens et noctambules s’approprient l’espace ? Oui, et heureusement. Plus encore que Berlin Song et Berlin Calling, c’est le documentaire Villalobos de Romuald Karmakar (2009) qui donne littéralement à vivre au sein de cette ville d’artistes et de festivités. Très linéaire dans sa forme, le documentaire s’installe pour de longs plans séquences chez Ricardo Villalobos, autre DJ reconnu. Chez lui, dans son studio ou dans les clubs où il officie, R. Karmakar filme l’artiste au travail, entrecoupant ces simples et directes plongées de quelques entretiens sur la vie nocturne et la culture de la fête et les thèmes qui y sont directement liés (drogues dures, homosexualité, mais aussi spécificités de l’identité allemande…). Sur ce dernier thème d’ailleurs, un des moments les plus intéressants de Villalobos voit le DJ réfléchir à l’utilisation de sirènes dans son set, et comparer la réception du public allemand – vraisemblablement plus décontracté quant au poids de son passé historique – à celle d’autres publics, face auxquels il n’ose parfois pas ce geste. Un sujet passionnant et, surtout, une mise en avant bienvenue de toute une génération de fêtards trentenaires (ou plus jeunes), de toute une culture électro trop rarement représentée au cinéma. Heureusement, Berlin est là pour nous y emmener.