D’un film à l’autre, David Fincher tisse des liens entre ses œuvres et construit mine de rien une filmographie tout à fait cohérente. Zodiac était une version « adulte » du foutraque Se7en, un hommage au cinéma des années 1970 qui reprenait les codes de son premier succès pour en donner une interprétation plus complexe, plus ambitieuse aussi (c’est, de loin, son meilleur film à ce jour). Panic Room multipliait les prouesses techniques en se soumettant aux mêmes contraintes que Alien 3 (le huis clos) et prouvait une fois encore que plus de moyens ne font pas toujours de meilleurs films. Et dès les premières minutes de The Social Network, Mark Zuckenberg et sa petite amie se disputent autour des « social clubs » de Harvard, ces sociétés composées d’élites (intellectuelles ou financières, voire les deux) auxquelles il est de bon ton d’appartenir, et auxquelles aspire Zuckenberg. Trouver dans des réseaux plus ou moins privés une façon d’évacuer ses frustrations : c’était déjà le sujet de Fight Club. Pas étonnant que Fincher ait trouvé dans l’histoire de Zuckerberg, l’insaisissable fondateur de Facebook, un écho à l’une de ses marottes.
Réalisateur démesurément adulé, parfois aussi mal compris, David Fincher trouve dans ce nouveau projet un allié de taille : Aaron Sorkin. Le créateur de la série The West Wing est un expert dans l’art et la manière de jongler avec les sujets les plus complexes et les plus alambiqués et les faire passer avec la dextérité d’un équilibriste dans des dialogues écrits au cordeau. Son scénario, basé sur un livre-enquête écrit par Ben Mezrich, raconte la création de Facebook à travers deux procès menés conjointement : le premier oppose Zuckerberg à trois étudiants influents d’Harvard, qui lui reprochent de leur avoir piqué l’idée ; le second met Zuckerberg face à son ex-meilleur ami Eduardo Saverin, co-fondateur de Facebook et dindon de la farce (il s’est fait virer au moment où Facebook dépassait son million d’inscrits). The Social Network navigue entre ces deux affrontements et déroule le récit de la création du plus grand réseau social virtuel au monde avec une puissance romanesque qui force l’admiration : sous la plume de Sorkin et la caméra de Fincher, la genèse de Facebook évoque tour à tour Le Parrain, Scarface, Wall Street et Citizen Kane, avec un peu de mythologie biblique pour relever le tout (une bonne vieille trahison entre amis et c’est Judas qu’on ressuscite).
Le fait est que le miracle a bel et bien lieu, du moins dans la première heure. En filmant les couloirs d’Harvard, ses bureaux, ses résidences d’étudiants et les pubs qui l’entourent comme des décors pour un Harry Potter déniaisé et enfumé, Fincher installe une atmosphère propice à l’éclosion d’un phénomène extraordinaire. Pas de sorcellerie ici, mais bel et bien la naissance d’une formule magique à laquelle personne ne peut résister et qui lie les individus les uns aux autres dans un même mouvement de curiosité et de promiscuité sexuelle (comme il nous l’est rappelé ici, le succès de Facebook sur le campus d’Harvard est avant tout mû par un désir de savoir qui est potentiellement baisable). Les termes informatiques débités à la chaîne par les personnages sont autant d’incantations fantastiques destinées à mettre au monde un monstre qui échappera forcément à ses créateurs. Dès le départ, Zuckerberg (incarné par un Jesse Eisenberg parfaitement taillé pour le rôle) est présenté comme un sociopathe aussi drôle qu’antipathique, mais sauvé par l’amitié que lui porte l’irrésistible Eduardo (Andrew Garfield, prodigieuse révélation du film). Face à eux, les jumeaux Winklevoss (joués par un seul et même comédien, Armie Hammer), à l’origine de l’idée du réseau social pour les étudiants d’Harvard, ont l’arrogance naturelle des gens bien nés mais sont également respectueux d’un code d’honneur qui fait d’eux des gentlemen, là où d’autres cinéastes en auraient fait des voyous en cravate. The Social Network maintient ainsi un bel équilibre entre l’austérité d’un sujet pas très glamour (des codes informatiques, des dollars et des actions) et l’énergie de personnages complexes et ambigus, dont la folle ambition ne semble pouvoir être arrêtée que par eux-mêmes.
L’introduction d’un troisième élément vient enrayer cette belle dynamique, au propre comme au figuré. Lorsque Zuckerberg et Saverin rencontrent Sean Parker, le fondateur de Napster, leurs réactions sont différentes : Zuckerberg est fasciné par le charisme et le bagout du jeune homme, tandis que Saverin s’en méfie immédiatement (à raison, puisque Parker sera grandement responsable de son éviction). Leur amitié ne s’en remettra pas, le film non plus. Avec l’arrivée de ce nouveau personnage, flambeur, baiseur et cocaïnomane (interprété par un Justin Timberlake en mode cabotinage outrancier), Fincher semble perdre les pédales : c’est comme si Scorsese s’était transformé en Danny Boyle. Le réalisateur multiplie les scènes illustratives avec montage frénétique, musique électro-cheap et voix-off décorative. Surtout, The Social Network s’enfonce dans une lutte manichéenne entre le Bien (Eduardo Saverin en Obi Wan Kenobi de la bulle Internet), le Mal (Sean Parker) et, au milieu, Zuckerberg, mi-Rain Man mi-Darth Vader, génie quasi autiste complètement manipulé. Le fin mot de l’histoire vaut son pesant de cacahuètes : si Facebook existe aujourd’hui, c’est parce que Zuckerberg ne s’est jamais remis d’une rupture. La verve satirique de la première partie du film s’est effacée au profit d’un sentimentalisme pompier. Finalement, David Fincher a encore du chemin à parcourir avant d’égaler les Sydney Pollack et Alan J. Pakula qu’il admire tant.